Nouvelle gratuite
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Il était une fois, dans un royaume riche et prospère du nom de Roze, un bon roi et sa fille. La princesse était si belle et si douce qu'elle faisait pâlir de jalousie les astres de la nuit. Elle s'appelait Zellandine. Ses cheveux coulaient dans son dos comme une rivière d'or, jusqu'à s'enrouler autour de ses chevilles quand elle marchait. Ses émotions saupoudraient son teint perlé d'un nuage de poudre rose, mettant en émoi les damoiseaux. Quand elles vibraient dans ses yeux bleus, tel un diamant sur un lit de saphirs, même les vieux soldats frémissaient de bonheur. Elle souriait, et l'arabesque charnue de ses lèvres chavirait les cœurs alentour. Elle chantait, et même les oiseaux taisaient leurs trilles pour l'écouter.
Mais un matin, la belle n'ouvrit point les yeux. Elle ne s'éveilla point. Elle demeura couchée sous son baldaquin de soie, immobile et paisible. Les efforts conjugués de sa bonne, du médecin royal et de son père, le bon roi Théobert, furent sans le moindre effet. Les jours passèrent, guérisseurs, sorcières et mages se succédèrent à son chevet, prêtres et oracles y épuisèrent leur art, et la belle dormait toujours. Elle ne dépérissait pas, pourtant. Mois après mois, année après année, elle conserva fraîcheur, jeunesse et beauté… mais nul n'entendit plus sa voix ni ne put contempler l'azur de son regard.
Vingt années passèrent. Celui que son peuple avait jadis appelé "le bon roi Théobert" n'était plus que "ce pauvre Théobert", qui n'inspirait plus qu'inquiétude et pitié. On murmurait qu'un sort emprisonnait la princesse et que c'était son père qui en était la cause… La raison, nul ne la connaissait. On murmurait aussi que seule la mort du roi lèverait le maléfice. On le murmurait si fort qu'un matin, fatigué, plus perdu qu'un agneau dans la forêt profonde, "ce pauvre Théobert" se jeta de la tour où dormait Zellandine. On lui fit des obsèques aux allures de fête nationale, le peuple en liesse dansa trois jours et trois nuits durant, espérant ainsi conjurer le sort. Puis un immobilisme attentif paralysa le royaume, alors que tout un chacun retenait son souffle. On attendait l'éveil de la princesse Zellandine… qui n'advint jamais. Les semaines s'égrenèrent encore sans que rien ne change. Le bon roi était mort en vain. Alors la peur, la superstition s'invitèrent aux tables des barons, et jusque dans les plus humbles chaumières. Il n'y avait plus personne sur le trône de Roze. Tous les prétendants potentiels avaient déjà fui, éperonnés par le spectre d'un règne maudit. Chaque jour qui passait, des dizaines, puis des centaines de familles traversaient la frontière avec armes et bagages pour trouver refuge dans les autres royaumes au nord, à l'est, à l'ouest ou par-delà les mers du sud. En moins d'une année, le pays de Roze devint un territoire fantôme, peuplé de maisons vides, abandonné au temps et aux éléments. La nature reprit peu à peu ses droits, envahissant jusqu'aux plus hautes tours du palais royal… jusqu'à la chambre de la princesse Zellandine, où gisait toujours la splendide jeune femme. Le château disparaissait désormais sous un roncier géant dont les tiges, couvertes d'épines aussi longues et acérées que des épées, larges comme des troncs d'arbres, s'entrecroisaient tel un nœud de serpents.
Dans les royaumes voisins, puis dans les plus lointains et jusqu'aux confins des terres nordiques, les réfugiés de Roze avaient témoigné de leur mésaventure, qui s'était étoffée, agrémentée et bonifiée au fil du temps. Au moment où commence notre histoire, cent ans se sont écoulés, au cours desquels des dizaines et des dizaines de princes, chevaliers, preux et nobles seigneurs ont pris la route un matin, certains d'être celui que la prophétie avait choisi pour délivrer Roze et Zellandine de la malédiction. Aucun n'en est revenu, cependant il se chuchote que, devant les beautés et les richesses du palais de Théobert, nul n'aurait eu envie de quitter ce paradis…
Or donc, en ce radieux matin de printemps, Troy le Troisième, prince d'Abénie, se tenait face à l'imposante muraille de ronce, pas peu fier d'être arrivé jusque-là. En effet, quand trois mois plus tôt, son père, le roi d'Abénie, lui avait donné l'ordre de s'en aller conquérir le trône de Roze, le jeune homme avait d'abord cru à une blague. Puis il avait pris la pleine mesure du sérieux de l'affaire après avoir passé deux jours au cachot, au pain sec et à l'eau. De retour au pied du trône paternel, Troy s'était résigné à écouter sans en rire les desseins que le monarque projetait pour lui.
"Fils, lui avait-il proclamé, tu as toujours su que ton frère me succéderait et qu'il n'y avait pas assez de place en Abénie pour deux princes."
C'était un fait, l'Abénie n'avait de "royaume" que le titre. Le souverain régnait sur une poignée de paysans et quelques milliers de moutons répartis sur une dizaine de collines gelées et soufflées par le vent du nord.
"Tu as déjà trop longtemps profité de mes largesses, avait poursuivi le roi. Tu n’es rien de plus qu’un fainéant et un incapable. Je devrais te chasser de mes terres sans même une culotte de rechange !"
Cela, il fallait l'avouer, c'était y aller un peu fort, mais Troy n'osa point protester.
"Cependant…"
Car le roi n'en avait pas terminé.
"… ta défunte mère n'aurait pas apprécié. Aussi, en hommage à sa mémoire, je t'offre une dernière chance de mériter ta place sous ce toit."
Ah, là, Troy était tout ouïe !
"Tu vas te rendre au royaume de Roze, loin au sud, au bord de l'océan. Là, dans le palais royal, tu trouveras la princesse Zellandine. Elle y dort depuis plus de cent ans, victime d'un sort que seul un prince de sang pourra lever. Tu es un prince de sang. Débrouille-toi pour réveiller la princesse, lever le sort et revenir auréolé de gloire. Alors seulement, seras-tu digne de demeurer à mes côtés."
Ainsi donc, sans plus qu'une vague idée de ce qui l'attendait mais trop paresseux pour s'en soucier, Troy avait pris la route en direction du sud. Le baluchon à l'épaule, il avait marché durant des semaines, troquant gîte et couvert contre récits et chansons, troussant à l'occasion quelque vierge ou accorte matrone et éclusant méthodiquement le cellier de ses hôtes. Il mit tout de même trois mois à rallier le palais de Roze. Les derniers jours, alors qu'il traversait les contrées vides et redevenues sauvages de ce qui avait été le plus prospère des royaumes, sa tension avait commencé à grimper progressivement. Ainsi que son appréhension. Chemin faisant, il avait entendu moult rumeurs plus inquiétantes les unes que les autres au sujet de la malédiction. Quoi qu'il en fût, le fait qu'aucun des gentilshommes ayant tenté l'aventure avant lui n'en soit revenu l'avait plutôt convaincu de l'attrait du terme du voyage. Il lui semblait évident que c'était la vie au palais de Roze et ses somptueuses réjouissances qui les avaient décidés à rester.
— Impressionnant… murmura Troy en levant la tête vers les hauteurs de la muraille végétale.
Des racines massives aux cimes lointaines, le roncier géant tissait un maillage infranchissable et acéré. Tels les bras d'une pieuvre gigantesque, les tiges hérissées d'épines parfois plus longues que le bras s'entortillaient entre elles et bloquaient tout espoir de passage vers les portes du palais. Dubitatif, le prince observa longuement la barrière mortelle. Comme elle était moins dense en son sommet, on pouvait apercevoir à travers sa feuillaison les tours de pierre que l'écheveau ligotait. Elle était là, la princesse. À portée de vue, sinon de main. Elle attendait que lui, Troy d'Abénie, vînt enfin la délivrer de sa prison d'églantine. Revigoré par cette évidence, le bellâtre s'approcha des troncs noueux les plus proches et posa la main sur l'écorce rugueuse de l'un d'eux. Elle était tiède. Étrangement tiède et souple, comme un cuir tanné. Appuyant la paume plus fermement, Troy perçut une pulsation, légère, lointaine… tel du sang circulant dans une veine. Effrayé, il recula vivement et frotta ses doigts contre ses hauts-de-chausses. Soudain, tout le roncier sembla se mettre à palpiter.
Diable ! songea le prince d'Abénie. Quel maléfice est-ce là ? Non content d'asservir la jeune fille au sommeil, ce sort aurait-il octroyé conscience et motilité à la ronce ?
Voilà qui donnait matière à effrayer plus valeureux que lui. Plus si certain d'être l'élu qu'attendait Zellandine, le petit homme glissa subrepticement un pas après l'autre, dans une marche arrière aussi discrète que possible. Craignant de tourner le dos aux épines sans savoir quelles étaient leurs intentions, il n'osait plus ni respirer ni ciller. Il n'avait pas aligné quatre pas quand une longue et fine liane barbelée claqua comme un fouet au-dessus de sa tête, avant de venir s'enrouler autour de son buste, emprisonnant ses bras dans un térébrant étau. Submergé par la panique qui couvait depuis son arrivée sur les lieux, Troy se mit à hurler comme un possédé. En réponse à quoi, la liane se desserra. Surpris, le prince referma la bouche et se força à réfléchir posément.
Peut-être ne me veut-elle point de mal… peut-être est-elle même en mesure de me comprendre?
Un peu honteux de se voir parler à une plante, et pas tellement fier d'en être impressionné, le jeune homme se lança néanmoins.
— Je suis le prince Troy d'Abénie, déclara-t-il d'une voix sans fermeté et un peu trop aiguë.
Il se racla la gorge, reprit contenance et poursuivit.
— Je suis le fils cadet du roi d'Abénie et je viens délivrer la princesse Zellandine.
Aussitôt, un second rameau spinescent descendit des sommets, à la manière d'un tentacule inquisiteur. À son extrémité, une épine plus longue que les autres, brillante et droite… telle une aiguille. Le long serpent végétal s'étendit, jusqu'à frôler de son redoutable appendice le nez un peu vineux du débauché, puis s'immobilisa, pointe en l'air, à hauteur de son torse. Les yeux écarquillés par la peur et la stupéfaction, Troy sentit l'étreinte acérée de la ronce se relâcher jusqu'à le libérer, mais il n'osa encore tenter le moindre mouvement. Comme il demeurait statufié, la liane vint s'enrouler délicatement autour de son avant-bras, qu'elle leva devant lui. Il fronça les sourcils, goûtant fort peu ce numéro de marionnettiste, mais pensant enfin saisir ce qu'on attendait de lui. S'il en croyait la légende, la princesse était victime d'un sort que "seul un prince de sang pourrait lever"… De sang. Évidemment ! N'importe quel gueux pouvait bien se présenter devant la ronce, mais seul un véritable prince de sang serait autorisé à entrer !
C'est donc presqu'exultant et pétri de lui-même que Troy d'Abénie tendit un doigt vainqueur vers le dard prophétique. Il y pressa la pulpe de l'index jusqu'à percer la fine barrière de sa peau. La douleur fut vive mais brève, et la sève écarlate ne tarda point à sourdre de l'accroc. Alors, sous l'œil effaré de l'élu, la ronce aspira goulûment un plein dé à coudre de son précieux fluide, qui — par quelle obscure magie pouvait-on l'observer à travers la fibre verte ? —remonta prestement le long du fin rameau, jusqu'aux branches épaisses qui cerclaient la tourelle.
Longtemps, ou du moins ce qui parut longtemps à Troy, rien ne se passa.
Le roncier immobile ne frémissait même plus. Tout ce qui lui avait semblé vivant peu auparavant n'apparaissait désormais que banale verdure. Gigantesque, certes, mais pas plus magique qu'une salade du jardin.
Puis un grondement diffus lui parvint des tréfonds du château. Comme il enflait, le sol se mit également à vibrer. D'abord imperceptiblement, puis tremblant carrément jusqu'à ce que le fracas tellurique l'emporte sur l'ouragan sonore. Troy fut jeté au sol par les secousses, et c'est à quatre pattes, genoux à terre et doigts crispés dans les herbes folles, qu'il vit s'écarter devant lui les fûts hérissés et noueux de la ronce, ouvrant un passage en arcades jusqu'au porche du palais.
Ainsi tout était vrai ! Le sang d'un prince permettait d'accéder à la belle endormie. Ne lui restait plus qu'à gravir les étages de la tour qui l'abritait et à la réveiller. Alors, à lui la gloire et la richesse, le trône de Roze et la main de la princesse… et tous les avantages en nature que cela impliquait. Le cœur du jeune homme cognait dans sa poitrine tandis qu'il se remettait sur ses pieds. Il scruta soigneusement les bords ombreux du tunnel végétal, tout en époussetant ses braies et son surcot. Lorsqu’il se fut à peu près rassuré quant à l'absence de piège, il s'engagea sous les arches épineuses et progressa pas à pas jusqu'aux premières marches. Au nombre de sept, elles menaient à une imposante porte de chêne massif, aux vantaux épais et renforcés de ferrures ornementées. Impatient, Troy avala les degrés de pierre polie en deux bonds et s'apprêtait à pousser de toutes ses forces sur les panneaux de bois, quand ceux-ci s'écartèrent devant lui sans un souffle.
Elle s'ouvre pour moi, se rengorgea-t-il en franchissant le seuil.
Lui, que son père avait toujours considéré comme un bon à rien, le second, l'inutile. Tout ça parce qu'il n'était point intéressé par les cours de leur précepteur comme son frère aîné, parce qu'il n'aimait ni se battre ni monter à cheval. Parce que la politique l'ennuyait et qu'il trouvait laborieux de devoir se préoccuper du bien-être du peuple. Mais sang de Dieu ! L'intérêt d'être noble et riche, c'était d'en profiter, non ? ! Et c'est ce que Troy avait toujours fait avec application. Boire, manger, baiser, se pavaner dans des tenues extravagantes, dormir… que pouvait-il attendre d'autre de la vie ?
Heureusement, son père l'avait traité de raté pour la dernière fois. Aujourd'hui, il était reçu tel un héros en ce château gorgé de magie et attendu comme le messie par une princesse de légende. Les épaules en arrière, le menton en avant, Troy s'avança en conquérant dans l'immense vestibule sombre, vide et poussiéreux. Face à lui, un splendide escalier de marbre desservait les étages, et de chaque côté, des galeries bordées de somptueuses colonnades menaient aux ailes latérales. Puisqu'il semblait évident que le jeune homme trouverait Zellandine au sommet de la tour et qu'elle ne risquait pas, a priori, de s'envoler, il décida d'explorer son futur palais avant de s'occuper de sa promise.
Dès qu'il eut quitté le grand hall, le décor changea du tout au tout. Dans chacune des dizaines de pièces qu'il visita, plus de poussière mais des meubles aux dorures brillantes, des lustres immenses dispensant une lumineuse clarté, des draperies, nappes et tentures chatoyantes, des tables croulant sous les mets les plus raffinés, des carafes contenant les vins les plus fins et les alcools les plus rares, des fauteuils et des lits aux coussins si moelleux qu'il était presque douloureux de s'en relever, et partout, partout, de l'or et des bijoux débordant de caissettes d'argent. Troy ne savait plus où donner de la tête. Certes, l'absence totale d'habitants, d'invités ou même de personnel, ainsi que les tas de vêtements empilés dans les coins, derrière les portes, l'interloquèrent quelque peu. Si bien que, méfiant, il ne toucha, ne but ni ne mangea rien. Midi était passé de plusieurs heures quand enfin, il gravit les marches de la dernière tour, celle de Zellandine. L'escalier de pierre, qui comptait cinq cent quarante-quatre marches – il les avait comptées –, débouchait sur une pièce circulaire toute tendue de soie rose, et dont la ronce avait investi chaque meuble pour le couvrir de fleurs et d'épines… à l'exception de l'immense lit à baldaquin sur lequel reposait la belle, où un seul rameau, pourvu d'une seule épine, rampait le long des draps jusque sur l'oreiller.
Et belle, la donzelle l'était. Plus encore qu'il l'avait imaginé. Si belle qu'il sentit instantanément son membre se raidir dans ses chausses. Pressé d'en arriver au fait, Troy d'Abénie avança vers le lit, se pencha sur le visage parfait et posa les siennes sur les lèvres carmin de l'héritière de Roze. Lèvres qui n'étaient pas vraiment froides. Pas chaleureuses non plus. Elles avaient bon goût… mais la princesse dormait toujours. Il retenta le baiser. Rien. Il l'appela, la secoua. De plus en plus fort. Toujours rien. Vexé, il la gifla en lui criant dessus :
— Tu vas te réveiller, catin ! Vile tentatrice !
Et tous les noms les plus abjects qu'on puisse jeter à une femme y passèrent.
Quand le prince, essoufflé, capitula et se rendit à l'évidence – visiblement, il n'était point l'élu… –, sa colère et sa frustration se firent glaciales.
— Alors comme ça, on ne veut pas du prince d'Abénie, sale garce ? On fait sa pimbêche? On est trop bien pour Troy ? Faudrait pas qu'on soit souillée par un ridicule petit prince du nord, hein ? !
Suppurant de haine et de dépit, le petit homme dénoua sa ceinture et descendit ses chausses jusqu'à ses genoux, révélant un pénis frémissant. Ensuite, il grimpa sur le lit, rabattit sur son buste les jupes de l'endormie, avant de lui écarter les jambes et de s'installer à leur jonction. Il fouilla des doigts le sexe moelleux afin d'en trouver l'entrée. Puis il empoigna le sien pour l'y guider, et s'enfonça dans le corps vierge et inconscient avec toute l'ardeur de sa jeunesse et l'irrévérence de sa bêtise. Que sa partenaire ne participât en rien à l'action ne semblait pas le déranger outre mesure. Il ahanait sans la moindre distinction, alors que son postérieur montait et s'abaissait entre les cuisses de la jolie princesse. Dans un râle bienheureux, il finit par déverser sa semence au fond du royal réceptacle avant de s'effondrer, en nage, sur la couche de satin.
Ayant repris ses esprits, et alors que le jour préparait sa retraite, Troy s'attacha à organiser la sienne. Puisqu'il n'obtiendrait vraisemblablement ni le trône de Roze ni son héritière, puisqu'un palais vide, même débordant de richesses, n'avait pas le moindre intérêt pour un noceur tel que lui, et comme enfin ce voyage depuis les confins du nord lui avait ouvert les yeux sur le monde qui l'entourait, rien ne l'obligeait à rester, rien ne l'obligeait à rentrer et tout l'encourageait à profiter de sa future vie de nanti. D'abord, il s'empara du diadème qui ornait le front de Zellandine. D'or blanc incrusté de diamants et de saphirs, celui-ci représentait à lui seul une belle fortune. Il l'empocha puis dénicha deux grandes besaces dans les armoires d'une salle d'office, qu'il fourra d'autant d'or et de bijoux qu'il en pouvait porter. Quand, aussi chargé qu’un mulet, il revint dans le vestibule, les grandes portes d'entrée commençaient à se refermer. Comprenant qu'il risquait de rester coincé, prisonnier du château ensorcelé, il courut comme s'il avait le diable aux trousses et parvint de justesse à se glisser entre les battants, avant que ceux-ci ne se rabattent dans un macabre fracas.
Propulsé par l'adrénaline et l'euphorie de la victoire, il continua à cavaler jusqu'à s'effondrer dans l'herbe, hors de portée des ronces qui tentaient de l'attraper. Il se tourna sur le dos et hurla au ciel sa joie d'en être sorti vivant, et désormais plus riche que son père. Il s’octroya quelques instants pour reprendre son souffle, puis décida de poursuivre sa route vers le sud et les villes ensoleillées des riches royaumes austraux.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
2
Quand la tour, le palais et tout le pays de Roze furent engloutis par les ombres crépusculaires, la bête s'éveilla.
Comme chaque nuit depuis cent vingt ans, elle ouvrit les yeux… affamée.
Cependant, sa fringale et son envie de chair fraîche n'étaient pas, ce soir-là, ses principales préoccupations. Non, ce soir-là, la fureur l'emportait largement sur la faim.
— COMMENT A-T-IL OSÉ ? ! rugit-elle en jaillissant de son lit.
Les draperies du baldaquin se mirent à voler, les draps souillés de son sang de vierge prirent soudainement feu et la porte de sa chambre s'écrasa contre le mur. Tel un vent de tempête, Zellandine dévala les marches de sa tour, faisant valser autour d'elle tout ce qui n'était pas solidement fixé aux parois ou au sol. Avec la force et la vitesse d'un ouragan, elle traversa toutes les pièces du palais, semant le chaos sur son passage. Tables, vaisselle, mobilier, rideaux et tapis, objets précieux, vêtements et bijoux se fracassèrent contre les murs avant de retomber pêle-mêle le long des cloisons. Revenue au pied du grand escalier, elle se campa face à la porte de chêne et hurla à nouveau sa colère et sa frustration. Non seulement son premier repas depuis des semaines s'était envolé avant la tombée de la nuit, mais en plus… en plus, il lui avait volé son diadème ! Il… il lui avait volé… il l'avait… COMMENT AVAIT-IL OSÉ ? !
Folle de rage et taraudée par la faim, elle sentait à chaque mouvement la déchirure de son hymen lui rappeler ce que cet immonde ver de terre puant avait imposé à son corps pendant qu'elle dormait. La sensation visqueuse du sang mêlé de sperme qui maculait ses cuisses lui donnait envie de détruire pierre par pierre ce palais de malheur… sa geôle. Et combien de jours, de semaines, de mois allait-elle devoir encore attendre avant de pouvoir se nourrir à nouveau ? Ils étaient de moins en moins nombreux, les "valeureux" qui se lançaient dans la quête du trône de Roze. Et si les autres se laissaient divertir ou séduire par les richesses et les victuailles qu'elle mettait à leur disposition afin de les empêcher de partir, cela n'avait pas été le cas de celui-ci, qui avait pris la poudre d'escampette au crépuscule en emportant une partie de son trésor !
Partagée entre le besoin de chair et de sang humain, la rage et l'indignation de s'être fait flouer et la douleur du viol, Zellandine erra seule, telle une ombre maléfique, dans les pièces désertes du palais de Roze, jusqu'à ce que les premières lueurs de l'aube la chassent vers sa tour.
Neuf mois durant, elle s'éveilla chaque soir plus affamée que la veille, plus haineuse et plus vengeresse qu'au précédent matin… plus grosse aussi. Parce que, bien qu'elle soit physiologiquement incapable de procréer, l'acte infâme de son dernier "prince charmant" avait eu pour conséquence… un bébé. Ou du moins, une grossesse ! Parce que qui savait ce qui pouvait bien se développer là-dedans ! ? Pourtant, pour la créature qu'était devenue la princesse de Roze, la chose qui grossissait dans son ventre ne représentait rien d'autre qu'un encombrement passager — qu'étaient neuf petits mois quand on avait plus de cent vingt ans au compteur ? — et l'incessant rappel de l'offense qui lui avait été faite. Car c'était ça, surtout, que Zellandine n'avalait pas. Sa première pensée au réveil était pour ce minable prince, et la dernière avant le lever du soleil, pour la vengeance qu'elle ourdissait chaque nuit.
Le soir où elle quitta les limbes en proie à d'horribles douleurs, elle sentit que son destin allait changer. Ce serait une naissance, oui… mais la sienne. Seule en haut de sa tour, encerclée par ces ronces qui la protégeaient et sélectionnaient ses victimes, elle combattit des heures durant les affres qui battaient ses flancs, jusqu'à expulser d'elle un petit être braillard et sanguinolent. Elle prit quelques minutes pour souffler et laisser refluer les contractions lancinantes, puis agacée par les cris de la chose, elle se redressa sur son lit pour la regarder.
C'était un bébé. Somptueux d'innocence et de pureté. Laid, couvert de mucus rose et gluant, gesticulant et vagissant, mais c'était bel et bien un enfant humain à la chair tendre et dodue… À cette vue, la fringale qui ne la quittait plus depuis des mois se mit à rugir en elle au point de faire jaillir ses crocs et de remplir sa bouche de salive. Oh oui, elle avait faim! Son estomac hurlait de désir et de désespoir. Son dernier repas remontait à presque une année. Entre-temps, elle avait goûté, par l'intermédiaire de sa ronce, au sang, promesse de ripaille, d'un homme qui l'avait violée avant de s'enfuir en la spoliant d'une partie de ses richesses. Il l'avait privée de dîner, mais… il lui avait laissé un festin !
Les yeux rivés sur la délicieuse friandise qui gigotait sur ses draps, elle sentit à nouveau ses crocs la démanger. Oui, ce bellâtre l'avait escroquée, et de ça, elle se vengerait un jour. Mais le cadeau qu'il lui avait offert en échange valait dix fois sa chair frelatée par l'alcool et les excès. Elle l'avait senti dans la goutte de sang apportée par la ronce, ce jour-là. Le drôle était gorgé de cholestérol. Alors que la petite créature fraîche et sucrée qu'elle tenait à présent entre ses mains… !
N'y tenant plus, Zellandine porta à sa bouche un petit bras potelé dans lequel elle mordit à pleines dents. Aussitôt, une explosion de saveurs la chavira. Les sucs parfumés, la tiédeur du sang frais, la peau légèrement croquante et les muscles tendres qui fondaient sur la langue ! Jamais la goule ne s'était délectée d'une viande de cette qualité ! Indifférente aux hurlements de plus en plus stridents de son dîner, elle poursuivit ses sanglantes agapes. Même quand il n'émit plus le moindre son, elle continua à manger jusqu'à la dernière bouchée, jusqu'à en avoir rongé le plus petit os. La bête n'aurait jamais imaginé qu'un si frugal en-cas pût la rassasier. Pourtant, elle s’en trouva repue et baignant dans un état proche de la félicité. Ce soir-là, Zellandine se recoucha aussitôt après avoir mangé et s'endormit dans l'instant.
Un sommeil profond, sans rêves, la tint trois jours durant hors du monde. Et quand elle s'éveilla au quatrième soir, elle comprit immédiatement que quelque chose avait changé. Elle se sentait forte. Tellement plus forte ! Elle percevait la magie qui circulait dans ses veines comme un torrent puissant. Émerveillée par le flot de sensations, elle se leva, faisant rouler au sol les petits ossements qui jonchaient sa courtepointe. Sans un regard vers eux, elle sortit de sa chambre et glissa telle une ombre dans les escaliers de sa tour. Ayant atteint le vestibule, elle tendit les mains vers les portes de chêne qui s'ouvrirent d'elles-mêmes… comme si elle pouvait désormais sortir du château. Comme si la ronce allait lui permettre de s'échapper ! En un siècle, pas une fois elle n'avait vu ces vantaux ouverts. Elle avait bien tenté les fenêtres, mais les lianes géantes et hérissées s'étaient aussitôt interposées, la maintenant captive plus sûrement que des barreaux. Néanmoins, ce soir-là, tout était différent. La magie rugissant en son sang le lui chuchotait à chaque pulsation.
Elle s'avança, frondeuse, vers le mur d'épines qui se fendit en deux pour la laisser passer. Un sourire victorieux aux lèvres, ivre de liberté, Zellandine se mit à courir sur le sentier herbeux, visant les prés qu'elle apercevait à travers l'entrelacs de mûriers et d'aubépines. Parvenue au bord extérieur de la haie, elle se figea pourtant. Pétrifiée soudain à l'idée de s'aventurer pour la première fois depuis cent vingt ans sur les chemins de son royaume. Qu'était devenu son peuple ? L'attendait-il encore, espérant qu'elle s'éveille et reprenne le pouvoir ? Roze avait-il été annexé par un quelconque roi qu'elle aurait à combattre ? Pouvait-elle vraiment s'échapper, incertaine de trouver un endroit sûr où passer la journée quand les rayons diurnes la propulseraient dans les limbes ? Hésitante, elle osa quelques pas sur le tapis verdoyant, caressa le tronc d'un poirier sauvage qui avait poussé là. Les sons de la nuit ne trahissaient aucune présence humaine… comme si elle était seule au monde. Cependant, ce prince de pacotille était bien venu de quelque part, neuf mois auparavant, se dit-elle. Il restait donc bien des gens, même si c'était loin d'ici. Et si elle voulait à nouveau manger à sa faim, il allait falloir les faire venir jusqu'à elle. L'astuce du prince de sang ayant fait long feu, elle allait devoir trouver une autre ruse.
Songeuse, Zellandine décida de remonter dans la sécurité de sa tour afin d'y réfléchir. Elle passa les heures qui suivirent à échafauder maints plans qui finirent tous aux oubliettes parce qu'ils nécessitaient qu'elle voyageât… or, de jour, c'était impossible. De plus, ce qu'elle voulait vraiment, c'était se venger de celui qui l'avait violée, et pour cela, elle devait le faire revenir sur les lieux de son crime. Alors qu'elle arpentait sa chambre en grognant et en s'arrachant les cheveux de frustration, la goule passa sans s'en apercevoir à travers un rayon de soleil. L'enchevêtrement d'épines et de feuilles masquait presque toute la fenêtre, mais de jour, pendant qu'elle dormait à l'abri des tentures de son baldaquin, l'astre majestueux parvenait tout de même à percer et entrait dans la pièce en rais fins et clairsemés. Ce qu'elle ne voyait jamais puisque, dans ces moments-là, elle était plongée dans ce sommeil magique, si lourd que rien ni personne n'était jamais parvenu à l'en tirer… pas même cette ordure de violeur. Or là, elle s'était figée, telle une statue de sel, juste entre deux rayons : celui qu'elle avait traversé et celui qu'elle s'apprêtait à franchir.
Elle retenait son souffle.
Il faisait jour, et elle ne dormait pas.
Sa peau avait touché la lumière, et elle n'était pas tombée en cendres…
Au contraire, la magie en elle s'était mise à chanter à tue-tête, se cabrant dans ses veines comme un cheval sauvage qui briserait ses entraves. Tremblante, Zellandine tendit lentement la main vers le faisceau lumineux qui déchirait l'air devant elle. Elle le toucha, le caressa, puis passa la main carrément à travers. Elle ne brûla pas ! Mieux, elle sentit l'énergie enfler encore en elle.
Quel est donc ce nouveau sort ? se demanda-t-elle. Qu'est-ce qui a changé ?
Elle était tombée enceinte alors que les goules sont stériles. Et quand ce bébé était né, elle avait eu l'impression qu'elle se donnait naissance à elle-même. Ce petit enfant, si pur, si innocent… qu'elle avait dévoré. Était-ce là l'explication ? Avait-elle conjuré sa malédiction en absorbant l'âme de ce nouveau-né ? Jusque-là, elle n'avait jamais mangé d'enfant. Quelques jeunes femmes et adolescents, à l'époque où son père vivait encore et où le château regorgeait d'invités et de domestiques, mais c'est tout. Et depuis un siècle, seulement des princes de sang. Des hommes. Adultes. La réponse était sans doute là. Une partie de la malédiction avait été levée grâce au sang de ce bébé et elle pouvait désormais vivre en plein jour et marcher au soleil. Cependant, elle demeurait une goule. Elle avait toujours faim de chair humaine.
Les premiers temps, elle se gorgea du plaisir de courir dans les prés, de l'aube au crépuscule. Elle se rendit compte qu'elle n'avait plus besoin de dormir, ni le jour ni la nuit. Elle pouvait donc s'éloigner du palais autant qu'elle voulait, ce qu'elle ne se priva pas de faire. Elle put ainsi rassasier sa faim dans les villages les plus proches de la frontière de Roze. Malheureusement, les disparitions ne passèrent pas inaperçues et elle dut vite redoubler de prudence. D'autant que sa soif de vengeance l'obsédait chaque jour un peu plus et elle ne rêvait plus que de détruire son agresseur dans les plus atroces souffrances. Elle voulait l'asservir, à Roze, dans son palais. Ce fief, ce trône que, comme tant d'autres, il avait voulu lui voler…
Alors, elle songea au diadème. Et l'idée lui vint…
Quelques semaines plus tard, dans chaque ville et dans chaque village des royaumes allant du sud au nord et de l'est à l'ouest, la rumeur circulait que la légendaire princesse Zellandine s'était réveillée, et que le pays tout entier reprenait vie. Aussitôt, des milliers de familles originaires de Roze entassèrent leurs possessions sur des chariots et retournèrent sur les pas de leurs aïeux.
Troy d'Abénie, avachi sur le banc d'une taverne quelconque et ne décuvant plus depuis des mois, écoutait d'une oreille distraite les récits qu'en faisaient commerçants et voyageurs. Lui, le souvenir qu'il en gardait suffisait à lui friser l'échine, aussi se gardait-il de participer aux causeries. Pourtant, un beau jour – ou était-ce une nuit ? –, une bribe de conversation lui piqua l'oreille.
— … elle cherche son diadème, entendit-il.
— … un diadème d'or blanc, serti de saphirs et de diamants… récompense… trône…
Ces derniers mots le tirèrent pour de bon de son hébétude éthylique et ravivèrent la flamme de ses ambitions passées.
— Eh, l'ami ! apostropha-t-il le ménestrel. Tu dis que Roze est redevenu un royaume prospère et sûr ?
— Affirmatif, l'ami, répliqua le barde. Je rentre à l'instant d'un tour de chant. J'ai chanté dans les plus grandes villes du pays et je peux te dire que la légende du trésor de Roze n'est pas usurpée ! J'ai même chanté au palais… et j'ai vu la princesse.
— Comment est-elle ? hasarda Troy, un peu nerveux.
— Sublime ! Aussi belle que dans les contes ! Grande, fine, blonde comme les blés, sa peau est pâle et lumineuse, ses lèvres rouges comme du corail…
— Et donc, l'interrompit le prince, elle cherche son diadème ?
— Oui, répondit l'homme sans s'émouvoir. Elle dit que son diadème lui a été volé durant son long sommeil. Qu'elle y tient comme à la prunelle de ses yeux parce qu'il s'agit du dernier souvenir qu'elle conserve de son père.
— Pfff, celui qui l'a volé ne le rendra jamais, persifla Troy. Il aura trop peur de se faire jeter en prison ! Et d'ailleurs, si ça se trouve, il est mort et enterré depuis des dizaines d'années !
— Ça, admit le ménestrel, il se peut effectivement que le voleur d'origine ne soit plus de ce monde. Après tout, nous ne savons pas à quand remonte le vol… En revanche, la princesse a bien insisté sur le fait qu'elle tenait tellement à son diadème qu'elle s'engageait à donner le trône de Roze à celui qui le lui ramènerait.
— Carrément ? Celui qui apporterait le diadème deviendrait le roi de Roze ? Même si c'est le voleur ?
— Elle en a fait le serment devant des centaines de témoins, confirma le barde.
Le prince fit mine de retourner à sa bière, mais son cerveau tournait désormais à toute vitesse. Des deux besaces remplies d'or et de pierres précieuses, il ne lui restait pratiquement rien. Il avait tout bu, joué ou dépensé en filles de joie. Lui qui pensait sa fortune faite avait vite déchanté quand il avait constaté l'allure à laquelle disparaissait son trésor. Cependant, il n'avait jamais touché au diadème. Il ignorait pourquoi, mais il ne l'avait ni vendu ni échangé, même quand l'or avait commencé à manquer. Au rythme où il dilapidait "ses biens", il serait obligé de rentrer au bercail dans une poignée de semaines pour supplier son père de le reprendre. Ou bien il lui faudrait travailler… et cette simple idée lui donnait des frissons dans le dos.
Alors que s'il rendait son diadème à Zellandine, il serait roi de Roze. À lui le royaume, le palais, les trésors… la princesse ! Au souvenir de ses cuisses blanches, de la douceur de sa peau quand il l’avait pénétrée, il sentit son sexe frétiller d'impatience. Oui, il allait retourner là-bas, et il goûterait à nouveau aux charmes de la dame de la tour.
L'enthousiasme et la précipitation aidant, Troy ne mit que deux semaines à atteindre les frontières de son futur domaine, qu'il traversa la tête haute, saluant son futur peuple au passage, fier comme pouvait l'être un monarque en campagne. Aux abords du palais, il fut d'abord surpris par l'absence de la ronce. Mais puisque le sort était rompu, c'était sans doute logique et naturel, songea-t-il… sans s'appesantir sur les autres questions : comment? Par qui ?...
Ébloui par la magnificence enfin révélée de son futur château, Troy d'Abénie en franchit le seuil tel un conquérant, saluant de la main les gardes qui en flanquaient les portes. Le vestibule immense n'avait plus rien de lugubre. Plus la moindre trace de poussière. Plus de tas de vêtements dans les coins. Mais pas non plus de visiteurs, nobles, ménestrels ou serviteurs… personne en vue. Vaguement agacé par ce piètre accueil, Troy se rassura en supposant que tout le monde l'attendait dans la salle du trône. Bien sûr. C'était évident. Ils étaient impatients d'acclamer leur monarque ! Après tout, il avait pris soin de clamer sur sa route que le futur souverain de Roze approchait. Sans dire que c'était lui, de peur de se faire attaquer la nuit et voler le diadème ! Néanmoins, la rumeur n'avait pu manquer d'arriver aux oreilles de la belle Zellandine. Oh, comme elle devait se languir de le voir arriver !
Ragaillardi par cette pensée, le jeune homme sortit le diadème de sa poche intérieure et, le tenant à deux mains devant lui, prit le chemin de la salle du trône. Il ne s'étonna plus des couloirs, galeries et antichambres vides, jusqu’à ce qu’il eût franchi les portes du hall royal, et qu’un terrible pressentiment le saisît.
C'était immense, sombre, froid… et vide. Totalement vide.
Non, pas totalement !
À côté du haut fauteuil de pierre, sculpté de roses et d'épines, se tenait debout la plus belle femme qu'il eût jamais vue. Du moins, si, il l'avait déjà vue, mais elle dormait. Alors que là, dressée telle une déesse, sourire aux lèvres, avec ces yeux si bleus… en une inspiration, il tomba amoureux. Elle fit un geste pour l'inviter à s'approcher. Si gracieux qu'il se mit à bander comme un âne. Elle émit un petit rire discret, perlé, tellement féminin ! Comme si elle avait suivi le cours de ses pensées, deviné l'ampleur de son trouble, sans pour autant s'en offenser. Il avança vers elle, si stupidement heureux qu'il ne tressaillit même pas quand les battants claquèrent derrière lui. Il traversa toute la salle, un rictus extatique aux lèvres, et s'arrêta au pied de l'estrade, levant bien haut le bijou d'or blanc.
— Ma princesse, bredouilla-t-il d'une voix émue, je vous rapporte votre diadème.
— Mon beau prince, l'accueillit Zellandine d'un ton suave qui lui fit bouillir les sangs. Quel bonheur de vous avoir enfin trouvé ! C'est à vous que je dois mon retour à la vie. Et grâce à vous, aujourd'hui, je retrouve un avenir. Car toute reine a besoin d'un roi…
— C'est moi qui…?
— Oui, confirma-t-elle. C'est après votre passage que j'ai repris conscience. Vous êtes le dernier à avoir tenté de m'éveiller.
En cela, elle ne mentait certes pas, car tout était vrai. C'était bien lui, le dernier prince à avoir tenté sa chance. Lui qui l'avait mise enceinte. De lui qu'était le nourrisson dont la chair et le sang avaient levé le sort, faisant d'elle plus qu'une simple goule : la plus puissante sorcière du monde connu.
— Comme je l'ai promis, poursuivit-elle de sa douce voix, le trône de Roze est à vous.
Par une gracieuse rotation de la main, accompagnée du plus charmant des sourires et du plus tendre des regards, Zellandine l'invita à prendre place sur le siège du pouvoir.
— Ma belle, roucoula l'arrogant benêt, ne devrions-nous pas célébrer ce jour faste par un baiser ? Ou sceller notre alliance un peu plus… charnellement ?
S'il vit l'étincelle de colère flamboyer brièvement dans les yeux de la goule, il n'en tint aucun compte. Ni de la raideur soudaine de son corps ou de la crispation de ses mâchoires.
— Oui… charnellement, acquiesça-t-elle enfin d'un ton grave et traînant. Prenez donc place sur votre trône, mon roi, et nous ferons des choses très… charnelles, je vous le promets.
Excité comme jamais, Troy sauta les marches de l'estrade et se précipita sur le fauteuil de pierre dans lequel il se carra, cuisses écartées, bras posés sur les accoudoirs, impatient de la suite. Zellandine eut alors un rictus triomphant qui lui fit froid dans le dos. Son regard avait pris la dureté de la glace et affichait désormais une haine implacable. Alarmé, le prince voulut se redresser, or quelque chose l'empêchait de bouger. Ses bras semblaient cloués à ceux du siège, son dos collé au dossier et ses jambes ne lui répondaient plus. Paniqué, il gigota en tous sens pour tenter de se dégager, mais rien n'y fit. Il se mit à crier, à tempêter, ordonnant à la reine de le libérer. À quoi celle-ci répondit en éclatant d'un rire dur, machiavélique. Ce rire dura longtemps. Plus il hurlait, plus elle riait. Il se dit qu'elle était folle, hystérique, mais que quelqu'un allait forcément venir et le sortir de là. Quand il n'en put plus de se débattre, que l'épuisement – et peut-être aussi le manque d'alcool, il n'avait rien bu depuis la veille ! – le fit abdiquer, essoufflé et tremblant, elle se pencha vers lui et susurra, telle une vipère.
— Oui, Troy le Troisième, second fils du tout petit roi de ce minuscule et insignifiant royaume qu'est l'Abénie, c'est bien à toi que je dois mon éveil et ma puissance. Mais vois-tu, je n'ai en fait pas vraiment dormi pendant cent vingt ans. J'ai uniquement dormi le jour durant tout ce temps. La nuit, je me levais pour manger. Et sais-tu ce que je mangeais, Troy d'Abénie ?
Elle attendit qu'il réponde, l'observant avec un sourire qui aurait fait frémir un tigre.
— Euh... non, admit-il prudemment.
— La première fois, ce fut Laura, la fille de ma nourrice. Elle avait quinze ans. Un délicieux tendron. Puis il y eut Peyo, le valet de pied de mon père. Puis l'un des gardes…
Au fur et à mesure qu'elle égrenait des noms, les yeux horrifiés du prince s'agrandissaient. Ses tremblements s'intensifiaient.
— La rumeur que le château était maudit ne venait pas seulement du fait qu'on ne parvenait pas à me réveiller la journée, poursuivit-elle. Je n'ai d’ailleurs jamais compris que ces idiots ne me fassent pas surveiller la nuit… bref ! Non, ce qui a vraiment commencé à faire fuir les gens, vois-tu, ce sont les disparitions… Est-ce que tu veux savoir comment j'en suis venue à manger de la chair humaine ?
— …
— Dis que tu veux savoir !
— Euh… comment… ?
— Un soir, Père donnait un banquet auquel des étrangers avaient été invités. L'un d'eux, arrivé bien après les autres… bien après la tombée de la nuit, n'avait cessé de m'observer durant tout le repas. Il m'avait souri, invitée à danser, puis il m'avait attirée dans un coin discret, obscur, et là…
Elle avait attendu en le fixant, jusqu'à ce qu'il consentît à demander.
— Qu'est… qu'est-il arr-rrivé ?
— Il m'a mordue.
L'air effaré du prince fit sourire la goule d'une joie véritable.
— Et je suis devenue comme lui… Une goule.
Troy s'évanouit… après avoir uriné dans ses chausses.
Quand il reprit conscience, l'humidité froide du fond de ses culottes empestait. La salle du trône était toujours aussi sombre et vide. Et la princesse "goule" Zellandine incantait dans une langue étrange en passant les mains au-dessus de son diadème d'or blanc, incrusté de saphirs et de diamants. D'étranges lueurs tournoyaient autour d'elle, telles des flammes vacillantes et mouvantes. Épouvanté, Troy se mit à sangloter. Quand elle eut terminé, elle se tourna vers lui avec une lenteur calculée, un sourire triomphant sur les lèvres.
— Qu'a… qu'a… qu'allez-vous… me fai-aire ?
Le sourire de la goule s'élargit, dévoilant une rangée de dents blanches et régulières.
— Après le trône, je veux t'offrir le diadème de Roze… mon roi.
Troy n'avait pas la moindre idée de ce que ce diadème pourrait bien lui faire à présent qu'elle l'avait enchanté, et il n'avait pas la moindre envie de le découvrir.
— Non ! hurla-t-il. Non ! Pas le diadème ! Je n'en veux pas ! Je ne veux pas être roi ! Je vous laisse tout ! Je ne veux rien. Pitié ! Laissez-moi partir ! Pitié !
Plus elle approchait, à pas lents, chaloupant des hanches, pourléchant ses lèvres, souriant toujours, plus il gémissait, pleurnichait, larmoyait, mouchait, vagissait, implorait, criait, hurlait, beuglait…
Mais rien n'aurait pu empêcher Zellandine de poser au sommet de son crâne de piaf le précieux diadème.
Puis elle quitta la salle, l'abandonnant seul dans le noir.
À son retour, il gisait sur le trône, avachi, loque informe et pitoyable.
Elle l'approcha sans bruire et caressa sa joue, l'éveillant en sursaut. Il brailla comme un dément. Terrifié.
— Allons, allons, mon roi… cela n'est pas un comportement très digne, ne croyez-vous point ? Où donc est passé le légendaire courage des princes d'Abénie ?
— Ne vous moquez pas, murmura-t-il, résigné. Qu'allez-vous faire de moi ?
— Je vais te le dire. Tu mérites de savoir. Après tout, tu m'as donné plus que tu m'as volé… Et tu vas me donner tellement encore…
Il frissonna.
— Te souviens-tu de notre nuit d'amour, mon fiancé ?
Il se mit à trembler.
— Sais-tu qu'un fils nous est né ? Un héritier ! Le premier petit-fils du roi d'Abénie…
— …
— Je l'ai mangé.
Pâle comme un mort, il se sentit partir. Elle le gifla.
— Le meilleur repas de ma vie, surtout après que tu m'aies fait faux bond ! J'ai eu si faim, à cause de toi !
— Pitié !
— Et son sang, sa chair m'ont transformée. De simple goule, je suis devenue une puissante sorcière ! Désormais, je marche au soleil, je ne dors plus jamais, la magie coule dans mes veines… mais j'ai toujours besoin de chair humaine… J'ai fait fuir mon peuple, il y a cent vingt ans, parce que je devais me nourrir. Je n'avais pas le choix. Aujourd'hui, grâce à toi, je peux me permettre de demeurer leur reine bien aimée tout en m'octroyant les délices de mon mets favori.
— Vous allez… me… manger ?
— Oui, c'est exact. Désormais, je ne mangerai plus que toi.
— J'en mourrai, et alors vous n'aurez plus qu'à vous tourner vers votre peuple.
— Justement, non ! C'est là qu'est toute l'astuce, mon cher roi, ironisa-t-elle. De même que j'ai enchanté mon trône pour qu'il soit ta prison… à jamais, ainsi que les murs de cette salle pour qu'aucun son ne les traverse, le diadème que tu m'avais volé te maintiendra en vie pour l'éternité, et régénérera ton corps aussi souvent qu'il le faudra. Ainsi je pourrai me repaître de toi chaque jour, et chaque nuit, tu recouvreras ce que j'aurai prélevé. Bon, pour être honnête, cela n'ira pas sans douleur… En fait, tu souffriras comme un damné quand je mordrai dans ta chair, quand je trancherai tes muscles et aspirerai ton sang. Et ce sera pire encore quand, la nuit venue, la magie te fera repousser les membres arrachés. Mais tu n'en mourras pas. Non, tu vivras !
Les hurlements d'horreur de Troy le Troisième, prince d'Abénie et roi de Roze, tapissèrent les murs de la salle du trône, se mêlant en un vibrant aria au rire dément de la goule au bois dormant.
Leur union fut consommée… et ils vécurent longtemps… longtemps.
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