Pour sauver Maïleen
L’histoire commence le 2e neù de lune d’Ombre du 1737e renouveau (pendant la seconde partie du tome 1 de Nordie). Darien vient de rentrer à Péanne après avoir aidé Deijan à sauver Guilendria des écumeurs. Une fois remplies ses obligations militaires, il se rend à la Pomme d’Amour, pressé de prendre du bon temps avec Shayane, sa prostituée préférée.
1 – Shayane
Péanne, deuxième neù de lune d’Ombre
— Par Esca ! Elle pleure encore !
Depuis son arrivée à La Pomme d’Amour, une décade plus tôt, la gamine ne cessait de sangloter. Marta, la mère maquerelle, avait tout essayé : la douceur, la persuasion, puis les claques et même le fouet. Elle était allée jusqu’à menacer la pauvre fille de la priver d’eau et de nourriture si celle-ci ne se calmait pas, mais rien n’y faisait ! Et si Marta traitait plutôt bien ses employées coopératives, elle se montrait, en revanche, intraitable avec celles qui lui faisaient perdre de l’argent. Or, elle avait certainement payé cher pour une efflorescente aussi belle. Vierge de surcroit ! Chaque jour que la gamine passait recroquevillée sur elle-même, à gémir en appelant son père au secours représentait, pour la tenancière, un sérieux manque à gagner. C’est pourquoi cette dernière avait fini par lancer la pauvre fille sur le marché, l’obligeant à « gagner son pain » sous les assauts de pervers qui se délectaient de besogner une femme en larmes.
Moi, ça me débectait.
Je n’étais plus naïve depuis longtemps et j’avais vu plus que mon compte de pratiques obscènes, délirantes ou immorales. Mais le viol organisé, même bien rétribué… c’était une limite que je n’aurais jamais cru Marta capable de franchir.
Elle s’appelait Maïleen, la nouvelle.
J’avais réussi, tant bien que mal, à lui arracher quelques confidences entre ses crises de larmes. Elle avait seize renouveaux, venait de passer sa cérémonie d’Efflorescence et était promise au fils du meunier de son village. Fille unique du forgeron local, elle n’avait plus d’autre famille depuis la mort de sa mère, lorsqu’elle était enfant. Personne qui puisse venir à son secours, en tout cas.
À l’instar de quelques autres souris de La Pomme d’Amour, elle avait été enlevée par une bande d’écumeurs qui l’avaient ensuite vendue à Marta. La tenancière n’achetait pas n’importe quoi. Seules les plus belles trouvaient grâce à ses yeux… Esca sait où finissaient les autres… Mais Maïleen, avec la fraicheur de ses seize renouveaux, ses seins haut perchés, ses longs cheveux blonds et ses grands yeux bleus, ressemblait à une fée. Pas étonnant que la maquerelle n’ait pas transigé : même quand elle pleurait, elle était belle ! Et le nombre de clients que ses cris de terreur et de souffrance n’avaient pas rebuté prouvait que Marta avait eu raison, comptablement parlant, de la mettre sur le marché en dépit de son manque de coopération. Cependant, si la gazelle ne comprenait pas très vite qu’il était dans son intérêt de se calmer et de feindre l’indifférence, son calvaire risquait de perdurer encore longtemps.
Malheureusement, le caractère tendre, naïf et passionné de Maïleen ne la prédisposait pas à admettre que tout ce qui lui arrivait n’était que l’esquisse de ce que serait désormais sa vie. Son enfance choyée et protégée non plus. Elle me fendait le cœur.
Parce que moi aussi, j’avais dû l’accepter. Et moi aussi j’avais lutté en vain contre l’inéluctable.
Je suis née au sud de Basterre, dans un petit village côtier entre l'embouchure de la Méliane et la baie des Pins. Aînée de trois garçons, j’avais quatorze renouveaux quand les terribles inondations de 1725 ont ravagé mon pays, mon village, et décimé ma famille. Seuls mon jeune frère Akim, de deux ans mon cadet, et moi en avons réchappé. Nous n’avions plus de maison, ni nulle part où aller, et Akim souffrait d'une infection aux poumons après avoir été presque noyé. Tous deux avons entamé un long voyage vers l'intérieur des terres, où nous espérions nous mettre à l'abri et trouver du travail pour survivre. Nous nous sommes mêlés à l’une des centaines caravanes d'exilés qui fuyaient la côte ravagée. Akim succomba à l'infection au bout de deux semaines et je me retrouvai seule, à la merci de la concupiscence des exilés. J’étais grande pour mon âge, déjà très belle, et mes formes attisaient la convoitise des hommes et la haine des femmes. On me proposait de la nourriture, des vêtements ou de l'eau, mais toujours en échange de mon corps. Je refusais, toujours. Très amaigrie et épuisée, j’ai fini un jour par accepter. Peut-être parce que l'homme était plus jeune, pas beaucoup plus vieux que moi, et qu'il avait l'air gentil et propre. Après avoir usé de mon corps, il me nourrit correctement, me donna des vêtements et me proposa de continuer à s'occuper de moi. À bout de forces, j’acceptai. Il m'emmena alors à Péanne où il me vendit à la patronne de La Pomme d'Amour. J’avais tout juste quinze renouveaux, nulle part où aller et plus aucun espoir… alors j’ai appris à me satisfaire de ce que j’avais.
Mais je subodorais que Maïleen en serait incapable. Principalement parce qu’elle avait un foyer, et des gens qui l’aimaient. Qui l’attendaient.
2 – Darien
Plus tard dans la soirée
— Et ça fait longtemps que ça dure ?
Les sanglots et les cris qui sourdaient d’à travers le mur m’avaient coupé mes effets. Après une longue décade de dur labeur, j’avais espéré trouver un peu l’oubli et me détendre dans les bras chauds et tendres de Shayane. Et c’est exactement ce à quoi j’étais en train de m’adonner quand les cris avaient commencé, entrecoupés de sanglots et de supplications. Alarmé, j’avais bondi hors du lit et m’étais précipité sur mon épée, persuadé que des écumeurs avaient pénétré dans l’établissement et s’attaquaient aux filles, mais Shayane m’avait arrêté d’un geste avant de m’expliquer de quoi il retournait.
Et moi c’est mon cœur qui était retourné, à présent, ainsi que mon estomac.
Comment Marta pouvait-elle laisser faire ça ? Pire, en être l’instigatrice ? Comment qui que ce soit… quelle espèce d’homme pouvait prendre plaisir à violenter une fille, à la faire pleurer, crier, supplier ?
Certes, j’étais plutôt mal placé pour m’insurger puisque je versais moi-même à la tenancière de La Pomme d’Amour une bonne partie de mon salaire pour profiter du corps de jeunes femmes… qui n’avaient probablement pas rêvé d’exercer ce métier lorsqu’elles étaient enfants. Enfin, du corps de Shayane, surtout. Même si la concernant, à moins d’être une comédienne d’exception, elle avait l’air d’y prendre autant de plaisir que moi ! Bref.
La petite avait cessé de hurler, mais ses sanglots me faisaient encore plus mal que les cris qui les avaient précédés. Je pris quelques amples respirations afin de calmer en partie la colère qui menaçait de me submerger, j’adressai un regard que j’espérais calme et déterminé à Shayane, puis j’ouvris la porte de sa chambre. Dans le couloir, deux autres clients, comme moi, hésitaient à intervenir. L’homme qui violentait Maïleen avait payé pour ça, et le faisait avec la bénédiction de la patronne… nous n’avions donc aucun droit de l’en empêcher, ni même de le lui reprocher. C’était ainsi que les choses allaient. Depuis toujours. C’était l’usage, la normalité. La bile, remontant de mon estomac et attaquant ma gorge me prit par surprise. Je songeai soudain à Guilendria, enlevée et séquestrée par des écumeurs dont on ne savait toujours pas s’ils l’avaient violée, ni si l’enfant qu’elle portait était de l’un d’entre eux ou de son mari. À nouveau la fureur flamba dans mes veines, alors que Maïleen devenait ma sœur, et mes pieds prirent d’eux-mêmes la direction de la porte, derrière laquelle le soudain silence me glaça le sang. Mais au moment où j’allais tirer sur la gâche, la voix de Martha figea mon geste.
— Il faut payer d’abord, capitaine, me défia-t-elle d’une voix sirupeuse qui cadrait assez mal avec son regard froid.
Elle devait se douter que quelqu’un finirait par intervenir. Surveillait-elle la chambre à chaque fois qu’un client l’occupait ? Si c’était le cas, elle entendait, comme les autres, les sons horribles qui en émanaient. Comment supportait-elle sa propre culpabilité ? Comment pouvait-on demeurer stoïque en étant responsable de ce qui se passait là derrière ? Cela me dépassait complètement. Cependant, la loi et l’usage étant de son côté, je ne pouvais m’opposer frontalement à Martha.
Je croisai un bref instant le regard à la fois suppliant et désabusé de Shayane. Provoquer un esclandre n’apporterait rien de bon, ni à Maïleen, ni à aucune des autres filles. Je grimaçai donc un sourire à l’intention de la matrone, agrémenté d’un geste apaisant de la main.
— Une autre fois, peut-être, grommelai-je alors avant de battre en retraite.
Battre en retraite… Pour un capitaine de la garde royale, fils et frère de marquis et meilleur ami du Fléau des écumeurs, voilà qui ne risquait pas d’améliorer mon humeur ! Je pris rapidement congé de Shayane et descendis m’envoyer quelques pintes à la taverne qui occupait le rez-de-chaussée de l’établissement. Noyer ma frustration dans la bière me semblait l’option la moins risquée, en l’état.
3 – Shayane
Péanne, deuxième deï de lune d’Ombre
Les hommes n’étaient que des animaux bornés, stupides, imbus d’eux-mêmes et pétris de suffisance ! Je le constatais depuis longtemps, mais j’en recevais chaque jour de nouvelles preuves. Même animés des meilleures intentions, ils ne savaient que foncer tête baissée, sans réfléchir, en écrasant tout sur leur passage. Si Darien avait déboulé dans cette chambre, tel le preux chevalier qu’il s’imaginait incarner, il aurait signé l’arrêt de mort de Maïleen et nous aurait toutes mises dans un sacré pétrin. Martha se serait trouvée forcée de durcir la discipline, afin de consolider sa position, et on aurait vécu un enfer pendant des lunes !
Et pourtant… j’avais beau retourner le problème dans tous les sens, si je voulais sauver Maïleen, j’allais avoir besoin de lui. En fait, il était probablement la seule personne au monde à pouvoir la sortir de là. Parce qu’il était le plus noble, le plus désintéressé et le plus généreux des hommes que je connaissais. Et parce qu’en tant que capitaine de la garde royale, fils et frère de marquis et meilleur ami du Fléau, alias Deijan de Bucail, il avait les moyens et l’influence nécessaires pour… accomplir ce que j’avais en tête. Par chance, son unité était de garde au palais royal pour toute la décade et il ne devait repartir en mission qu’après la fête des défunts, le lendemain du solstice des Grâces. Même si son altercation avec Martha l’avait contrarié, je savais que Darien ne passerait pas toute une décade sans venir me voir. J’étais son opium. Du moins, mon corps l’était-il. S’oublier en moi calmait ses angoisses.
De fait, le lendemain soir, dernier jour de la décade, mon beau capitaine passait la porte de ma chambre, son habituel sourire faraud émoussé par la lueur d’embarras qui teintait son regard. Cette dernière faillit provoquer une légère crispation du côté de mon cœur… heureusement qu’il en fallait plus pour m’attendrir.
— Mon Seigneur de la Garde Royale, bienvenue en mon humble foyer, l’accueillis-je avec emphase et ce rien de sensualité qui le faisait craquer.
Son visage se décrispa, et le soulagement élargit l’arc de ses lèvres, l’éclairant d’une joie non feinte.
Aussi manipulable qu’un enfant…
— Chérie, pérora-t-il avec humour, tu m’as tellement manqué !
Il écarta les bras, je fis mine de m’y jeter avec enthousiasme, nous rîmes de notre jeu de rôle durant presque trois secondes… avant qu’une plainte déchirante de Maïleen ne douchât l’ambiance.
La brusque tension de ses muscles autour de moi coupa ma respiration. Je le vis déglutir. Ses traits se figèrent avant de s’assombrir dangereusement. Je posai les mains de part et d’autre de ses tempes et le forçai à me regarder avant que la colère ne l’emporte.
— Darien, regarde-moi ! le pressai-je. Il n’y a rien que tu puisses faire… ouvertement, légalement, mais si tu veux sauver Maïleen, calme-toi et écoute-moi !
Ses yeux verts, intenses, bouillants de rage et de haine s’agrippèrent au miens. Ses narines palpitèrent encore deux ou trois fois, alors que son souffle heurté reprenait un semblant de régularité. L’étreinte de ses bras s’adoucit progressivement, redevenant l’enveloppe chaude et confortable que je connaissais.
— Je t’écoute, assura-t-il d’une voix à la gravité inhabituelle.
Mon doux et joyeux Darien cachait une facette inattendue qui fit frémir une part de moi qui n’aurait pas dû exister. En tout cas plus depuis longtemps.
— Martha ne s’absente jamais de La Pomme d’Amour, sauf une fois par renouveau… pour la fête des défunts. Elle se rend à Adamas, d’où est originaire sa famille, pour rendre hommage à ses morts. Le voyage lui prend plus d’une demi-décade à l’aller et pareil au retour. Durant ce temps, elle laisse la maison à la garde d’Hector…
— Hector ? s’étonna-t-il. Le vieux majordome ?
— Oui, elle le connait depuis l’enfance. Il était déjà le majordome de ses parents et on dit que c’est lui qui l’a sauvée de l’incendie dans lequel ils ont péri, et lui encore qui l’a élevée. Quand elle a épousé le baron Oyat, il est resté à son service personnel, puis il l’a encore suivie quand elle a acheté La Pomme d’Amour après son veuvage. Elle ne fait confiance à personne d’autre qu’à lui.
— Ce qui ne risque pas de rendre une évasion plus facile… puisque c’est bien ce à quoi tu penses, n’est-ce pas ?
— Eh bien… ça dépend. Hector est fidèle à Martha, mais notre condition le heurte, au fond de lui. Je le sais à la manière qu’il a de nous chouchouter. Un jour que Martha m’avait punie, il est venu en catimini m’apporter un thé chaud et de la brioche.
— Martha t’a punie ? gronda-t-il d’un air indigné.
— Oh ne te fais pas plus idiot que tu n’es, Darien ! Je suis ici depuis plus de dix renouveaux, tu as oublié ? Crois-tu vraiment que j’ai vécu dans un cocon en attendant tes visites ?
Il accusa le coup.
— D’accord. Continue, m’invita-t-il à poursuivre en s’éloignant de moi.
Il se mit à faire les cent pas entre la porte et le lit, l’air soucieux et furibond.
Je m’éclaircis la gorge avant de reprendre.
— Martha ne nous laisse pas sortir sans être accompagnées de l’un de ses gardes du corps, plus pour nous empêcher de fuir que pour nous protéger, d’ailleurs. Comme ils ne sont que deux, si l’une de nous doit se rendre quelque part, les autres sont confinées à La Pomme d’Amour sous la surveillance du second. Hector, lui, est plus malléable. L’année dernière, Katia était sortie acheter de quoi refaire notre réserve de lotions parfumées, escortée d’Yvan, quand Delia est tombée dans l’escalier. Comme son bras semblait cassé, Hector a demandé à Afrid de la conduire au temple d’Esca afin que les prêtresses la soignent. Pendant deux bonnes heures, nous sommes restées seules avec le vieux majordome. Il nous aurait été facile de l’occuper pendant que quelqu’un s’échappait…
4 – Darien
— Et quand Martha est-elle censée partir ? lui demandai-je, le sourire aux lèvres.
— Dans trois jours.
— Nous attendrons le lendemain pour agir. Sur qui peut-on compter ?
— Je suis sûre de Katia et Suiti, répondit-elle sans hésiter. Mieux vaut laisser les autres dans l’ignorance, par sécurité. Je demanderai à Katia de se rendre au marché du port. Le troisième quad de chaque lune, un bateau arrive de Port Nolis et Florestan avec des étoffes et des fleurs fraiches. Martha envoie toujours une fille y chercher des lys ou des pivoines pour le salon d’apparat.
— C’est une excellente idée. Et pour occuper le second garde ?
— Suiti a mal à une dent, mais je peux lui demander d’attendre quelques jours avant de la faire soigner. Elle pourra plus facilement justifier d’une infection si c’est partiellement vrai.
— Tu as pensé à tout, on dirait.
— Je ne peux plus l’entendre pleurer et crier ainsi. Cela fait maintenant onze longs jours et je sais qu’elle ne se résignera pas. C’est insupportable. Alors crois-moi que oui, j’y ai longuement réfléchi, j’en ai discuté avec Katia et Suiti, et j’ai pensé à tout. Je vais essayer de parler à Maïleen dès que possible pour lui expliquer notre plan, et pour qu’elle ne s’affole pas quand tu viendras la chercher. Lorsque les gardes seront partis avec les filles, je m’occuperai d’Hector. Il nous arrive souvent de partager un thé et de discuter de tout et de rien, quand Martha n’est pas là. Il apprécie la conversation et je crois qu’il m’aime bien. Nous serons dans les cuisines, en bas.
— Mais, comment ferai-je pour entrer ? Le matin, La Pomme d’Amour est fermée.
— J’y ai pensé. La veille au soir, tu viendras à la taverne et tu t’assiéras aux tables de jeu, puis tu prendras ostensiblement congé, mais au moment de partir, tu passeras d’abord par les cabinets d’aisance. Le couloir qui y mène longe notamment l’escalier de la cave. C’est là que tu te cacheras jusqu’au matin.
— Tu n’as pas trouvé de cachette plus sale, humide et sombre ? plaisantai-je d’un air dégoûté.
— Allons, Capitaine, fit-elle mine de s’offusquer, on est un soldat ou une damoiselle ?
Nous échangions nos piques sur un ton léger, comme lors d’une conversation anodine, mais je sentais bien qu’elle n’était pas dupe de mon inquiétude, ni moi de la sienne. Elle avait beau jouer les blasées, je sentais à quel point la libération de Maïleen et son retour à la maison importaient à Shayane. Il me semblait que pour elle, sauver Maïleen était un peu comme venir en aide à la jeune Basterrienne de quinze renouveaux qu’elle avait été. Et que personne n'était venu secourir.
Autant pour Maïleen que pour Shayane, j’avais envie d’adhérer à ce plan sans réserve. Seulement, j’avais d’autres éléments à prendre en compte. Notamment des devoirs envers ma famille et l’honneur de mon frère, envers la Garde à laquelle je devais obéissance, au roi auquel j’avais prêté allégeance. En tant que fils de noble, en tant qu’officier militaire, je ne pouvais pas me permettre d’être accusé d’enlèvement, ou de vol si l’on considérait les prostituées comme des marchandises appartenant à leur maquerelle. Avant d’accepter d’aider ces filles, il me fallait l’assurance que mon rôle ne serait jamais dévoilé ni découvert. De plus, une éventualité que Shayane ne semblait pas anticiper mais que je redoutais, le père de la jeune fille serait-il prêt à la reprendre, sans hésiter ? Sachant ce qu’elle était devenue, il aurait peu de chances de la marier. Tous les deux allaient devoir traîner son statut de prostituée derrière eux toute leur vie. Bien des pères renieraient leur fille dans de telles circonstances. Tout cela méritait amplement réflexion. Je ne pouvais pas me précipiter.
Shayane dut sentir mon hésitation car elle mit fin à notre discussion en en entamant une autre, ma préférée, celle de nos corps entre les draps froissés.
5 – Shayane
Péanne, troisième ter de lune d’Ombre
Trois jours plus tard, nous étions enfin sur le point de passer à l’action. Il m’avait fallu éroder les réticences de Darien une à une et redoubler d’arguments pour le convaincre, mais je le sentais toujours sur le point de renoncer. Au moindre doute, à la première alerte, il pouvait tout laisser tomber. Je comprenais qu’il était tiraillé entre sa conscience et son devoir. Que sa famille et sa mission passaient avant tout. Surtout avant une fille de rien, un objet dont le corps était vendu au plus offrant. Connaissant son cœur tendre et bon, je savais qu’il souffrait du sort de Maïleen. Et connaissant sa droiture, cet honneur qu’il mettait au-dessus de tout, je savais aussi qu’il ne supporterait pas de se voir accuser d’enlèvement, de vol, ou d’un quelconque scandale impliquant une prostituée.
Ce soir-là, nous étions convenus qu’il passerait me voir avant de descendre à la taverne, conformément au plan. Je l’attendais avec ma dernière carte à jouer. Une arme dont j’espérais ne pas avoir à me servir, mais que je n’hésiterais pas à dégainer si on devait en arriver là. Une arme efficace, mais qui ne blesserait probablement que moi…
À l’instant même où il entra dans ma chambre, je sus que je n’y couperais pas. Le cou légèrement rentré entre ses épaules, juste un peu moins droites que d’habitude. Le sourire éclatant sur ses lèvres trop raides. Le regard, surtout. Trop mobile, teinté d’embarras, ombré d’inquiétude… Je lâchai un soupir discret, résigné. Ce n’était pas comme si j’étais surprise, je m’y étais attendue et préparée. Je décidai néanmoins de ne pas lui faciliter la tâche et l’accueillis d’un sourire plein d’espoir et d’anticipation.
— Mon capitaine, lui lançai-je crânement, tout est prêt pour votre mission, nous n’attendions plus que vous !
Gêné, son regard dériva vers le mur. Il se racla la gorge et rectifia son faux sourire avant de revenir à moi.
— Écoute, Shayane, je… C’est un peu… Enfin, je ne suis pas sûr qu’on puisse… Est-ce qu’on est obligé de faire ça ce soir ?
Je haussai un sourcil, l’un de mes talents préférés, et croisai les bras sur ma poitrine. À cet instant précis – hasard ou volonté d’Esca ? – Maïleen se mit à implorer pitié de l’autre côté du couloir. Darien porta ses deux mains à son visage et massa son front d’un air accablé. Je me demandai brièvement si cela suffirait, croisant les doigts pour ne pas avoir à jouer ma dernière carte, mais mes espoirs furent vite déçus. Pivotant brutalement sur lui-même, Darien projeta soudain son poing contre le chambranle de la porte en rugissant de frustration. L’impact produisit un craquement sourd qui n’eut aucun effet sur les cris de Maïleen, mais qui fit jurer Darien comme un soudard. Cet imbécile avait réussi à s’entailler le dos de la main. Il aurait de la chance si rien n’était cassé.
Je soupirai derechef, sans m’en cacher cette fois, et traversai ma chambre afin de récupérer un mouchoir propre dans ma commode. De retour vers mon capitaine, j’attrapai fermement son poignet qu’il avait glissé sous son aisselle et examinai sa main. De la peau déchirée coulait du sang qui recouvrait les blessures, goutait sur le sol et avait ruiné ses vêtements. J’en essuyais délicatement le plus possible afin d’y voir plus clair. Les chairs choquées commençaient déjà à se tuméfier, ce qui ne facilitait pas le diagnostic.
— Peux-tu bouger les doigts ? lui demandai-je.
Péniblement, en serrant les dents, il fit jouer une à une ses articulations. La manœuvre s’avéra de plus en plus aisée à mesure qu’il bougeait.
— Tu as de la chance, grommelai-je sans laisser paraître mon soulagement. Viens la passer sous l’eau froide, ça apaisera la douleur et nettoiera un peu tout ce sang. Je vais devoir frotter mon plancher, me plaignis-je pour faire bonne mesure.
Darien ne pipait mot. Son silence en disait long sur le fatras de ses émotions : honte de s’être laissé emporter, impuissance, colère, tristesse, indécision. Je décidai de changer mon angle d’approche. Avec toute la douceur possible, je fis couler l’eau de mon broc sur sa main en la débarrassant délicatement de ses souillures, puis je l’enveloppai dans un autre mouchoir propre en prenant soin de ne pas lui faire mal. Et pour parfaire mon œuvre, je portai tendrement ses doigts bandés à mes lèvres.
— Un baiser qui guérit les blessures, commentai-je en lui souriant.
Je le pris dans mes bras et le serrai contre moi en tapotant son dos pour le réconforter. Je savais qu’il adorait ça, quand je le maternais. Il ne fallut, de fait, qu’une poignée de secondes avant qu’il se relâche et laisse aller contre moi son grand corps désolé.
— Je suis désolé, murmura-t-il dans mes cheveux.
Désolé d’avoir frappé ma porte ? De s’être emporté devant moi ? Je n’étais pas une dame, je ne méritais pas ce genre de considération. Alors quoi ? Désolé de ne pouvoir m’aider à sauver Maïleen ?
Je le serrai un peu plus fort contre moi avant de reculer pour pouvoir croiser ses yeux. On y lisait toujours l’embarras et la tristesse, mais une détermination navrée s’y était ajoutée. Sa décision semblait prise. Il ne mettrait pas sa réputation en péril pour une fille de joie qui avait définitivement perdu la sienne.
Je n’avais donc plus d’autre option.
— Je te serai redevable, lui offris-je. La faveur de ton choix, à n’importe quel moment. Je t’en fais le serment. Tu pourras me demander ce que tu veux… même ma vie.
Il me fixa en silence durant de longues secondes, sondant mon regard pour y déceler la moindre hésitation. Il n’en trouva pas. J’avais longuement pesé mes mots avant de les prononcer. Mais j’étais prête à tout. Sauver Maïleen, c’était me sauver moi.
Même si pour moi il était trop tard.
Darien glissa la main dans ses cheveux.
— C’est important à ce point, pour toi ? demanda-t-il.
Je hochai la tête. Il poussa un long soupir en fermant les yeux.
Il capitulait. J’avais gagné.
Le lendemain matin, comme convenu, Katia prit dès l’aube le chemin du port, accompagnée d’Afrid. Une demi-heure après, Suiti entra en pleurant dans la loge d’Hector, la joue rouge et enflammée, et quelques minutes plus tard Yvan la conduisait au temple. J’apportai alors au vieux majordome une grande tasse de son thé préféré, avec toute la sollicitude que je pouvais déployer.
— J’ai pensé que vous auriez besoin d’un remontant, mon cher Hector, m’annonçai-je en souriant.
— C’est le cas, ma petite Shayane, tu connais mes faiblesses, répondit-il d’un air las et contrarié.
— Je sais que vous n’aimez pas voir souffrir l’une de nous, vous avez le cœur trop tendre.
— Pourquoi faut-il toujours que cela se produise quand Marta n’est pas là ? geignit-il. S’il arrive quelque chose en son absence, ce sera ma responsabilité. Je n’aime pas la mettre en colère.
J’eu un pincement au cœur en songeant à ce que nous nous apprêtions à faire subir au vieil homme. Il ne méritait pas de payer les pots cassés. Si j’avais pu trouver un autre moyen… mais il n’y en avait pas, et il était trop tard.
— Mais vous avez bien fait d’envoyer Suiti au temple, le rassurai-je en muselant ma culpabilité. Son plus gros client lui rend visite demain, elle ne peut pas le recevoir avec une tête pareille. Marta aurait désapprouvé, vous savez à quel point elle tient à la réputation de La Pomme d’Amour.
— Tu as raison, soupira-t-il en remuant son thé. Attendons leur retour en dégustant cette merveille. De toute façon nous ne pouvons rien faire d’autre.
— Exactement, renchéris-je. Savez-vous que Lucette a prévu des tartes aux pommes pour le dessert ?
6 — Darien
Péanne, troisième quad de lune d’Ombre
Caché dans le renfoncement des marches menant à la cave, j’écoutais Shayane et le vieux majordome débattre de tartes aux pommes dans le bureau voisin. Pour accéder au corridor distribuant les chambres, j’allais devoir passer devant cette porte entrouverte sans me faire voir puis monter à l’étage par l’escalier de service. Si seulement Shayane avait pensé à la fermer derrière elle ! Si seulement on avait pu trouver un autre moyen. Si seulement cette gamine n’avait pas été enlevée. Si elle avait accepté son sort comme les autres… Merde, je ne valais pas mieux qu’eux avec ces réflexions. J’aurais préféré être n’importe où ailleurs qu’ici, mais cette gosse aussi. Elle n’avait rien demandé. Si la Garde Royale ne servait pas à protéger les plus faibles, alors à quoi servait-elle ? À quoi bon pourchasser les écumeurs si je laissais une jeune fille subir un tel sort sans intervenir ? Chassant toute vaine pensée de mon esprit, je me concentrai à nouveau sur ma mission et longeai le couloir jusqu’à la porte du bureau. Je m’avançai juste assez pour jeter un regard à l’intérieur et découvrit avec soulagement le dos du vieil homme, qui était assis face à la fenêtre. Shayane lui souriait, jouant de son charme avec un brio qui me plomba le moral. Je reconnaissais trop facilement des expressions de son visage que je m’étais plu à considérer miennes. Mais Shayane n’était pas à moi. Je le savais. Elle était à tout le monde… du moins à tous ceux qui pouvaient se la payer. Je le savais, je l’acceptais, c’était la règle du jeu et pourtant, mon moral s’assombrit un peu plus.
J’atteignis facilement la chambre dans laquelle devait se trouver Maïleen. Je toquai discrètement et attendis qu’elle m’ouvre. Je ne l’avais encore jamais vue, entendue seulement. Je fus frappé par sa jeunesse même si je connaissais son âge. Par sa beauté aussi. Et plus encore par l’expression hantée de son regard. Sa raison semblait ne plus tenir à grand-chose. Un jour de plus, peut-être, et elle aurait été brisée pour de bon. Morte à l’intérieur, une enveloppe vide. Mon cœur se fendit alors que je songeais à Janaxelle. Ma petite sœur n’avait qu’un an de plus que Maïleen. Elle était rebelle et intrépide, un vrai garçon manqué. Pourtant, face à des hommes adultes déterminés à l’enlever, aurait-elle su se défendre ? L’aurait-elle pu ? Comment aurait-elle agi dans cette situation ? Battue, violée, enfermée durant des jours… Une goulée de bile acide remonta jusqu’à ma gorge, que je peinai à ravaler. L’heure était à l’action, de telles pensées ne me mèneraient à rien de bon.
— Mademoiselle Maïleen ? vérifiai-je. Je suis Darien. Shayane vous a parlé de moi ?
Elle acquiesça en silence. Elle tremblait comme un faon face à un loup, terrifiée et prête à détaler au moindre geste brusque de ma part.
— Je vais vous ramener chez vous, la rassurai-je d’une voix aussi douce et posée que possible. Je sais que vous avez peur, mais il va falloir me faire confiance. Est-ce que vous êtes prête à me suivre ?
Ses yeux s’étaient remplis de larmes quand j’avais évoqué son foyer, mais cela avait également eu pour effet de lui redonner un peu de courage. Elle acquiesça avec, cette fois, plus de résolution et esquissa un pas en dehors de la chambre.
— Vous n’avez pas de bagage ? m’étonnai-je.
Elle secoua la tête avec répulsion. Bien sûr qu’elle ne voulait rien emmener avec elle ! Je faillis me frapper le front pour ma stupidité, mais cela aurait risqué de l’effrayer. Elle avait dû arriver là avec juste ses vêtements sur le dos, que Marta s’était certainement s’empressée de brûler. À présent, il devait lui tarder de laisser derrière elle tout ce qui pourrait lui rappeler cet endroit.
— Venez, l’invitai-je à me suivre, mettant ainsi fin à son attente. Ne faites pas de bruit et restez bien derrière moi.
La distance entre la chambre et la porte de service, à l’arrière du bâtiment, s’étendit sur des kilomètres alors que chaque bruissement nous faisait sursauter. Cependant, nous ne rencontrâmes pas âme qui vive et atteignîmes finalement la sortie sans encombre. Dehors, la rue animée en dépit du froid glacial de lune d’Ombre nous avala sans effort. Maïleen sur les talons, je louvoyai souplement entre les servantes revenant du marché et les livreurs qui déchargeaient leurs caisses devant les échoppes. Nous bifurquâmes dans la première venelle qui pouvait nous éloigner de La Pomme d’Amour et du possible retour de ses vigiles. Mieux valait rallonger notre trajet que nous faire repérer avant d’être à l’abri. Nous marchâmes plusieurs heures à travers Péanne, jusqu’à ses faubourgs. J’avais pris soin de réserver à l’avance une berline dans une auberge dont je connaissais le tenancier. L’après-midi était déjà bien avancé quand nous prîmes la route du nord en direction de Brumaire, notre destination.
Plus un bourg qu’un village, Brumaire s’était surtout développé grâce à sa situation géographique. En effet, la commune se tenait au carrefour de la route du nord, qui relie Péanne à Belvoir, en Célesterre, et celle qui mène à Port Nolis, dans la Baie Cérulée, en Basterre. Une voie commerciale d’importance, qui assurait la prospérité de Brumaire tout au long de l’année. La voiture que j’avais louée n’était pas très confortable, mais elle était solide et rapide, tout comme la paire de trotteurs qui complétait l’attelage. Je prévoyais sept jours de trajet pour atteindre Brumaire, en comptant les arrêts pour changer les chevaux, se restaurer et faire un brin de toilette.
— Vous n’allez pas dormir pendant sept jours ? s’étonna la jeune Maïleen quand je lui eus exposé mon programme. Si vous conduisez l’attelage, vous n’allez pas dormir ?
— J’ai engagé un cocher, nous nous relaierons pour prendre du repos.
Elle tremblait encore plus que lorsque je l’avais sortie de sa chambre, à La Pomme d’Amour, et c’était bien de la peur qui voilait son regard. Elle se voyait sans doute passer sept jours, et autant de nuits, sur le qui-vive, à la merci d’hommes inconnus, coincée dans une voiture lancée au grand trot. Je ne savais pas comment la rassurer. Quels mots seraient susceptibles de la convaincre que ni moi, ni le cocher ne lui ferions le moindre mal ?
— Mademoiselle Maïleen… je suis désolé, je ne connais que votre prénom ?
— Euh… Ferret. Maïleen Ferret… Monsieur.
— Darien d’Éteule, me présentai-je en m’inclinant vers elle. Enchanté de faire votre connaissance, mademoiselle Ferret. Et toutes mes excuses pour cette introduction tardive.
Voir ses joues s’empourprer et ses yeux s’écarquiller, comme ceux de toute jeune fille face à un homme lui présentant ses respects, me fit chaud au cœur. Sa sensibilité n’avait pas été complètement écrasée. Il y avait encore de l’espoir pour la petite Maïleen.
— Vous savez, repris-je avec douceur, si j’avais représenté un infime risque, le moindre danger pour vous, jamais Shayane ne vous aurait confiée à moi. Je comprends que vous ne puissiez accorder votre confiance à un homme, mais croyez en Shayane. Vous la connaissez, vous savez qu’elle est aussi prudente que fiable.
Elle se détendit un peu et hocha la tête timidement.
— J’ai engagé un cocher pour me relayer aux guides. Je le laisserai conduire la majorité du temps et ne prendrai sa place que pour le laisser dormir quelques heures. Je me porte garant de sa probité, je sais qu’il ne vous importunera pas, mais pour vous rassurer, je vous promets de ne le laisser se reposer que lorsqu’il sera trop épuisé pour désirer autre chose que dormir.
Elle acquiesça, visiblement moins nerveuse. J’avais réussi.
Erwan, le cocher, n’était pas beaucoup plus âgé qu’elle, la vingtaine tout au plus. Poli et prévenant, il la traita instantanément comme si elle était une demoiselle de la noblesse, ce qui acheva de la convaincre qu’elle ne risquait rien avec nous deux.
Nous roulâmes deux bonnes heures, Erwan et moi sur le banc de cocher et Maïleen dans l’habitacle. J’avais préféré la laisser seule un moment afin de lui permettre de reprendre ses esprits et de se reposer un peu. Les émotions de la journée avaient dû mettre ses nerfs à rude épreuve. C’est seulement une fois la nuit tombée que je l’ai rejointe dans la berline, en m’excusant du dérangement. Elle s’était instinctivement rencognée dans le coin opposé à la porte au moment où j’étais entré. Je m’étais donc assis aussitôt, aussi loin d’elle que possible.
— Est-ce que vous avez faim ? lui ai-je demandé, par correction, sachant que je lui avais offert un repas juste avant le départ.
— Non, merci, a-t-elle murmuré timidement.
— Si cela ne vous dérange pas, je vais dormir un peu, l’ai-je alors prévenue avant de rabattre la capote de mon manteau sur ma tête. Épuisé par cette journée sous tension et bercé par les cahots de la route, je m’endormis rapidement.
À mon réveil quelques heures plus tard, je retrouvai ma petite protégée figée dans son coin, les yeux rivés sur moi, tendue comme un arc. Elle avait dû à peine oser respirer durant tout le temps que j’avais dormi.
Je soupirai de frustration. Que fallait-il que je fasse pour qu’elle cesse de se sentir en danger avec moi ?
C’est l’arrêt de la voiture qui m’avait tiré du sommeil. Erwan avait conduit l’attelage dans la cour d’un relais de poste afin de changer les chevaux et pour que nous puissions manger un bout et nous rafraichir. Je me demandai soudain comment la jeune fille accepterait la présence d’un total étranger dans la cabine avec elle, alors même qu’elle avait eu tant de mal à supporter la mienne.
Pourtant, à ma grande surprise, lorsque nous regagnâmes la berline un peu plus tard, elle s’y installa sans difficulté apparente en compagnie du jeune homme. Presque vexé, je haussai les épaules et grimpai sur le coche avant de m’emparer des guides. Le soleil se levait paresseusement, teintant de gris et de rose les champs brumeux que nous traversions. Frigorifié, je me préparai à endurer les prochaines heures en rêvant d’un bain et d’un repas chaud.
Dans les jours qui suivirent, je n’eus de cesse de surveiller la route, derrière nous, craignant d’être rattrapé par les sbires de Marta. Combien de temps avaient-ils mis à s’apercevoir de la disparition de Maïleen ? Avaient-ils mené l’enquête ? Interrogé les autres filles ? Je savais Shayane assez fûtée pour esquiver les questions et s’en sortir avec un mensonge transpirant l’innocence, cependant je ne pouvais réprimer une pointe d’inquiétude. Si l’une des filles nous avait trahis, c’est Shayane qui serait en première ligne.
Je m’ébrouai pour dissiper tant la fatigue et le froid que mes sombres pensées et tournai celles-ci vers un autre sujet : Maïleen et Erwan. J’avais été troublé par le peu de défiance que la jeune fille avait montré envers le cocher dès le départ. Puis très vite, elle s’était mise à parler avec lui et s’était détendue en sa présence alors même qu’elle tressaillait dès que j’apparaissais. J’avais pourtant tout fait pour lui inspirer confiance et la mettre à l’aise… je n’arrivais pas à comprendre son comportement.
Au matin du sixième jour, je profitai qu’Erwan était monté me tenir compagnie à l’avant de la berline pour lui faire part de ma perplexité. Avant de me répondre, il m’observa quelques instants comme s’il pesait les mots qu’il allait prononcer.
— Un capitaine de la Garde Royale, commença-t-il à énumérer avec gravité, de dix ans son aîné, noble fils de marquis, client régulier du bordel dans lequel elle a vécu un cauchemar durant plus d’une décade… faut-il que j’en rajoute ? Et moi, fils de paysan monté à Péanne pour tenter de gagner mon pain, âgé de seulement deux ans de plus qu’elle, n’ayant jamais connu de femme, et qui la traite comme une princesse…
— C’est bon, maugréai-je. Je vois très bien où tu veux en venir. Ça me fait mal, mais ça fait sens.
Je soupirai, accablé par la honte de me voir figurer dans le camp de ses tortionnaires bien malgré moi. Même après avoir risqué ma réputation et ma carrière pour la sortir de là, je restais un pervers lubrique à ses yeux. Et c’était Erwan, son sauveur. Le dégoût, de moi-même entre autres, m’enferma dès lors dans un mutisme grognon dont je ne sortis qu’à l’approche de l’étape suivante.
Nous atteignîmes les faubourgs de Brumaire le lendemain en début d’après-apogée. C’était le premier deù de lune d’Airain, la lune la plus froide du cycle, et une épaisse poudrée recouvrait le paysage. La neige avait commencé à tomber dans la nuit puis sans discontinuer, à gros flocons, durant toute la matinée, transformant le chemin en un bourbier glissant qui nous ralentissait. La veille au soir, j’avais tenté de convaincre Maïleen de faire une pause dans une auberge avant d’aller frapper chez son père, mais elle avait refusé catégoriquement. Je comprenais son impatience, bien sûr, mais je ne pouvais m’empêcher de redouter la réaction du forgeron. Depuis le temps que j’arpentais Belterre à la poursuite d’écumeurs, j’avais eu moult occasions d’observer la nature humaine et de constater que l’amour ne primait que rarement. Le regard des autres, les conventions sociales, les traditions, bien des choses prévalaient sur l’amour. Pour un père, la pureté et la vertu de sa fille revêtaient une importance capitale parce qu’elles étaient le gage de son honneur et de sa probité en tant qu’homme et chef de famille. Aussi une jeune fille enlevée par des esclavagistes et retenue durant plus d’une décade dans une maison close pouvait représenter pour un père le pire des déshonneurs. Combien d’entre eux accueilleraient une telle fille dans leur maison ? Et combien la jetteraient dehors avant de la retirer de la lignée familiale ? Mais Maïleen n’avait que seize renouveaux, et son père représentait son seul point d’ancrage. Elle ne pouvait imaginer un seul instant qu’il ne soit pas fou de joie de la retrouver. J’espérais tellement qu’elle ait raison.
Lorsqu’Erwan stationna la berline devant l’échoppe du forgeron, nous fûmes accueillis par le choc métallique des coups de marteau sur l’enclume et par l’épaisse vapeur blanche que produisait le fer incandescent plongé dans l’eau. L’homme qui frappait en cadence avec force et précision nous tournait le dos. Son tablier de cuir maintes fois rapiécé couvrait la majeure partie de son large corps. Les muscles saillaient de ses bras, de ses épaules et de son dos à chacun de ses mouvements. Je ne savais pas, du gris de ses cheveux, quelle était la part de cendre et de poussière, et quelle était l’empreinte de l’âge, pourtant de dos, dans la pénombre, il me semblait effrayant.
Puis Maïleen sortit en trombe de la berline et s’élança vers lui en criant :
— Papa ! Papa !
L’homme se figea, marteau en l’air, avant de se tourner lentement vers nous.
J’inspirai un grand coup. Paré au désastre.
Le visage rouge et rond du forgeron se crispa un instant, ses sourcils broussailleux froncèrent jusqu’à se toucher alors que la jeune fille courait vers lui, puis son regard s’éclaira, entraînant avec lui tous les traits de son visage. Il lâcha son marteau, ouvrit grand les bras pour la recevoir, et la bouche dans un sourire immense.
— Maïleen ! s’écria-t-il. Ma petite fille !
Le reste de son discours fut brouillé entre ses larmes de joie et les baisers fougueux de la demoiselle. À côté de moi, Erwan souriait avec attendrissement, les yeux juste un peu humides. De mon côté je voyais un peu flou, mais ce n’était certainement pas dû à des larmes !
Les effusions passées, le père se tourna vers moi afin de m’exprimer sa gratitude et de m’inviter à sa table. Il indiqua à Erwan où attacher les chevaux et celui-ci nous rejoignit ensuite dans la cuisine basse de plafond et encombrée du forgeron. Métamorphosée, la jeune Maïleen se mit immédiatement aux fourneaux pour nous concocter un repas simple tout en pestant sur le laisser-aller dont son paternel avait fait preuve en son absence. On aurait dit qu’elle rentrait d’une simple visite chez une tante. Elle se montrait aussi gaie et volubile qu’elle avait été sombre et silencieuse durant nos sept jours de voyage. Pourtant, je voyais bien les regards inquiets et gênés qu’elle et son père se lançaient l’un à l’autre. Au moment où Erwan et moi aurions quitté les lieux, ces deux-là allaient avoir beaucoup de choses à se dire et ça n’allait pas être une conversation facile.
En attendant, Ferret s’inquiéta auprès de moi du coût du voyage et de ce qu’il me devait pour avoir ramené sa fille. J’eus beau lui jurer qu’il ne m’était redevable de rien, que mon honneur me défendait d’avoir sauvé Maïleen pour de l’argent, il ne voulut en démordre et m’offrit finalement un splendide jeu de couteaux à lancer dans leur étui de cuir. Erwan eut droit à un jeu de pinces à ferrer, mais il le refusa et demanda en échange à revenir comme apprenti forgeron. Cocher n’était pour lui qu’un moyen temporaire de gagner sa vie en attendant de pouvoir s’installer quelque part. Le métier de forgeron le tentait bien, la région lui plaisait et, même s’il ne l’avoua pas à voix haute cela semblait évident, Maïleen aussi lui plaisait bien. Ferret ne refusa pas, mais ne promit rien non plus. Alors Erwan et moi prîmes congé en enjoignant la jeune fille à la prudence et en lui souhaitant une belle vie, puis nous rentrâmes à Péanne.
Note : Ceci est une nouvelle gratuite, offerte par son autrice à ses lecteurs. L’histoire est dérivée du roman Nordie, que vous pouvez retrouver sur le site de l’autrice : www.cecileamacourtois.com
Ou en librairie (physiques et en ligne)
Ainsi qu’en format epub sur Kobo
(si cette petite histoire, spin off de Nordie, vous a plu, n'hésitez pas à laisser un petit commentaire !)
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