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Photo du rédacteurCécile Ama Courtois

#1 Samia, sa grand-mère et le loup

Nouvelle gratuite



Comme chaque dimanche matin, Samia arpentait à pied les quartiers populeux et "animés" de la ville. Non qu'elle appréciât particulièrement la crasse des rues – elle préférait nettement les pelouses et les trottoirs bien propres de sa zone pavillonnaire –, ni les sifflets irrespectueux qui suivaient son passage, ou les propos injurieux qu'elle essuyait immanquablement. Elle n'avait pas non plus quoi que ce soit contre l'idée d'effectuer le trajet en bus… Il n'y avait tout bonnement pas de bus qui s'aventurait dans cette partie de Planoise[1]. Après que plusieurs eurent été incendiés, braqués ou simplement mis en pièces par les bandes de voyous désœuvrés qui hantaient le quartier, la compagnie municipale avait préféré déclarer forfait.

Aussi Samia marchait-elle d'un pas rapide, les yeux baissés, le visage à demi camouflé par son écharpe rouge, assortie à son bonnet.

Le rouge n'est pas la meilleure couleur, si tu ne veux pas te faire remarquer ! lui avait dit sa mère avant de la laisser sortir. Seulement cette écharpe et ce bonnet de laine écarlates étaient un cadeau de sa grand-mère, qu'elle adorait, et Samia les aimait trop pour se soucier des risques. Et puis, c'était justement à yenna[2] Baya qu'elle allait rendre visite le dimanche matin. La voir arborer ces vêtements lui ferait au moins autant plaisir que le couscous maison qu'elle lui apportait chaque fin de semaine.

C'était une tradition familiale chez les Belaïd. Le samedi midi, les sept enfants de yenna Baya et leur progéniture envahissaient le pavillon de banlieue d'Hassane, le frère aîné, pour partager le couscous. Et cela durait depuis… toujours, en fait. En tout cas, ça avait été le cas jusqu'à la mort de jeddi[3] Anir, le père d'Hassane. Depuis, yenna Baya restait chez elle, dans son petit appartement du fin fond de Planoise.

Oh, elle était toujours heureuse de voir la famille ! Mais elle préférait, désormais, qu'on lui rendît visite chez elle. Ainsi elle ne descendait plus les quatre étages sans ascenseur de son immeuble et ne montait plus dans ces automobiles qu'elle n'avait jamais aimées. Le médecin du quartier passait la voir pour sa tension, l'aide à domicile faisait ses courses et son ménage, et Samia lui apportait le couscous tous les dimanches matin. Tout était réglé comme du papier à musique !

La seule chose qui dérangeait Samia, c'était de traîner dans cette partie de Planoise. Elle mettait vingt minutes entre le dernier arrêt de bus et l'immeuble de sa grand-mère, et ç'aurait été du gâteau s'il n'avait fallu traverser la ZAC de Vigny, puis IDF et Cologne. Les trois pires cités de la ville. Au pied des barres d'immeubles, il n'était pas rare de croiser dealers et petites frappes ou meutes d'ados sans repères ni perspectives. Si l’étudiante pouvait comprendre le mal-être de ces jeunes, elle craignait néanmoins leurs réactions, leur agressivité. Il faut dire qu'elle cumulait les désavantages puisqu'elle était une fille, d'origine marocaine, musulmane, plutôt jolie, pas du quartier, bien habillée et qu'elle marchait seule au milieu des tours. Ses frères la traitaient de folle et l'avaient maintes fois prévenue qu'un jour, il lui arriverait malheur, qu'elle ferait une mauvaise rencontre, qu'elle tomberait sur un mec pas net, un radical ou une racaille ; pourtant, ils la laissaient faire. Chez les Belaïd, on était intégrés, modernes, ouverts d'esprit, et on en était fiers ! Les filles étaient libres et les garçons respectueux. Tous les enfants faisaient des études, tout le monde avait un travail, hommes et femmes, et chacun vivait sa foi selon son cœur. Maryam portait un foulard par conviction, le cousin Ayoud ne dérogeait ni à la prière ni aux autres piliers de l'Islam, mais il n'imposait pas aux autres de le suivre. Son père, ses frères et ses oncles se rendaient à la mosquée régulièrement. En principe, tous respectaient le Ramadan. Sa mère faisait la charité plus souvent qu'à son tour. Samia, elle, croyait en un dieu créateur, tout puissant et miséricordieux, comme nombre de ses frères musulmans. Cependant, la pratique "pure et dure" de la religion ne la tentait pas… comme nombre des jeunes de son âge.

Ainsi c'est sans escorte, pas très rassurée mais bien décidée, qu'une fois encore, elle traversait Planoise pour apporter le couscous dominical à sa grand-mère. Elle venait d'entrer dans l'enfilade de parkings et "d'espaces verts" crasseux de la cité Cologne quand elle les vit. Ils ne traînaient pas là tous les dimanches, cela devait dépendre de ce qu'ils avaient fait le samedi soir, pourtant quand elle les voyait, Samia rasait les murs. Ils étaient une dizaine, à peu près de son âge, et ils détonnaient au milieu de ce quartier où rap et gangsta régnaient en maîtres. On aurait dit l'improbable conglomérat de métaleux de pacotille, de motards sans moto, de pseudo-nazillons et de faux-punks anarchistes pas au courant que le mouvement n'était plus à la mode, ni que leur idéologie s'opposait radicalement à celle de leurs co-conglomérés… Bref, des mecs pas nets que Samia préférait éviter au moins autant que les drogués, casseurs et autre racaille en tous genres. Malheureusement pour elle, ils étaient posés en plein sur sa route et elle ne pouvait accéder à la cage d'escalier du n° 27 bis qu’en passant devant eux. Courageusement, et sans illusions, elle s'engagea dans l'allée des cyprès, le nez plus enfoncé que jamais dans son écharpe. Comme d'habitude, en arrivant à leur hauteur, elle essuya à la fois sifflets faussement admirateurs, quolibets, injures racistes et propositions salaces. Et comme d'habitude, elle fit celle qui ne voit, ni n'entend rien, le regard fermement attaché au trottoir et la main crispée sur l’anse de son panier.

En revanche, contrairement aux autres fois, elle ne fut pas suivie par un certain regard bleu, glacial, aussi effrayant qu'hypnotique… le regard de celui qu'elle appelait le loup des Balkans. On aurait dit un slave avec sa peau claire, ses cheveux blonds coupés très court et ses yeux… du bleu le plus pur et le plus froid qu'elle ait jamais vu. Elle n'avait jamais entendu le son de sa voix. Il ne participait pas aux lazzis de ses acolytes. Mais à chaque fois qu'elle passait, elle sentait ce regard vibrant de haine peser sur elle. Il était le moins acharné de tous, pourtant c'est de lui qu'elle avait le plus peur.

Vaguement soulagée par cette défection, Samia accéléra le pas. Elle bifurqua derrière la haie de cyprès et s'enfonça dans le tunnel piéton qui passait sous la barre d'immeubles, permettant d'accéder aux cages d'escalier côté parc. C'était un passage sombre, long d'une quinzaine de mètres, tagué du sol au plafond et parsemé de déjections en tous genres. Évitant adroitement les seringues usagées et les canettes de bière, elle avait presque atteint la moitié de sa traversée quand elle s'aperçut qu'elle n'était pas seule. L'épaule appuyée nonchalamment contre le mur, les bras croisés sur la poitrine, le loup des Balkans l'attendait. Le cœur de Samia fit une embardée et ses jambes stoppèrent d'elles-mêmes leur marche. Figée par la peur, elle le vit s'écarter de la paroi et s'approcher d'elle à pas lents… tel un prédateur. Un léger sourire flottait sur ses lèvres, pourtant elle ne voyait que l'éclat étincelant de ses yeux bleus. Arrivé à sa hauteur, il la toisa une longue seconde, avant de laisser courir son regard dérangeant sur tout son corps. Elle se sentit nue. Elle détesta cela. Toutefois, elle n'osa rien dire.

— Où tu vas comme ça, petit chaperon rouge ? demanda le loup.

Sa voix ne ressemblait en rien à ce qu'elle avait imaginé. Elle était douce et suave, riche et profonde. Elle l'enveloppa et la fit frissonner tout à la fois. Comme il attendait visiblement une réponse, elle se força à balbutier.

— Je vais chez ma grand-mère, lui apporter ce panier.

Les yeux électriques dérivèrent vers le grand cabas, le jaugèrent, et les sourcils se froncèrent.

— Qu'est-ce qu'il y a, là-dedans ?

— Ce… cela ne vous regarde pas, parvint-elle à s'insurger.

— Dis-moi, petit chaperon rouge.

La menace, bien qu'implicite, n'en était pas moins tangible. Samia s'autorisa un regard par-dessus son épaule. Personne en vue, évidemment. Aucun moyen d'échapper à cet homme en pantalon militaire, chaussé de rangers noires et vêtu d'un blouson de cuir élimé. Elle se fit la réflexion, un peu absurde, qu'il n'arborait ni tatouage ni piercing. Elle trouva ça étonnant, et plutôt rassurant. C'est ce détail qui la décida.

— J'apporte des provisions à ma grand-mère. Pour sa semaine.

— Donne, ordonna-t-il en tendant la main vers le panier.

— Non, se défendit Samia en resserrant le cabas contre elle.

Il soupira, s'empara de l'anse en osier et lui prit son chargement. Sans forcer, comme si c'était naturel, et Samia se mordit la lèvre pour s'empêcher de protester encore.

— Et tu portes ça tous les dimanches sur des kilomètres ? ! s'énerva-t-il soudain.

La jeune fille écarquilla les yeux, surprise par cet accès de colère irrationnel. En quoi le fait qu'elle portât ce lourd panier chaque semaine le regardait-il ?

— Tu n'as donc pas de frères pour t'aider ? Ou alors ils sont de ces feignasses de tire-au-cul qui glandent toute la journée en attendant que les femmes triment pour eux ?

— Vous… tu ne sais rien de mes frères ! se fâcha-t-elle enfin, amenant une espèce de sourire bizarre sur les lèvres du loup.

— Hou… Le petit chaperon rouge a des griffes, se moqua-t-il. J'aime ça. Allez, viens !

Et sans plus d'explication, il pivota vers la sortie, toujours lesté du panier. Samia demeura immobile un instant, interdite. Où est-ce qu'il allait avec ses provisions ? Pas question qu'elle le suive ! Nan-mais-ça-va-ou-bien ? !

Parvenu au bout du tunnel, il tourna brièvement vers elle son regard glacial, puis s'engagea dans la cage d'escalier. Revenue de sa stupeur, l’étudiante se précipita à sa suite et entreprit de grimper les marches derrière lui.

— Rendez-moi mon panier… s'il vous plaît, s'entendit-elle supplier. C'est pour ma grand-mère.

— Il est trop lourd pour toi, asséna-t-il sèchement.

What ? Mais quel rapport ? ! eut-elle aussitôt envie de s'écrier.

Par mesure de précaution, et parce qu'il gravissait les marches deux par deux sans effort alors qu'elle soufflait comme un phoque, Samia ne répliqua pas. Enfin il stoppa sur un palier qui, à la consternation de sa poursuivante, s'avéra être celui de yenna Baya. Sans la moindre hésitation, le loup se dirigea vers la bonne porte, à laquelle il frappa sans attendre. Horrifiée par les implications qui fusaient dans sa tête, Samia regarda, bouche ouverte, yeux exorbités, le battant décrépi tourner sur ses gonds. Il savait où vivait sa grand-mère ! Depuis combien de temps l'espionnait-il ? Qu'allait-il leur faire ? Deux femmes sans défenses… Elle devait faire quelque chose ; elle ne pouvait pas le laisser s’en prendre à sa grand-mère ! Elle ouvrait la bouche pour lui crier de les laisser tranquilles quand la porte dévoila tout à fait la vieille femme. Celle-ci portait ses sempiternels foulards et châles bariolés, drapés les uns sur les autres en un empilement coloré. Des tatouages au henné ornaient son front, ses joues et ses mains, qu'elle était en train d'essuyer dans un torchon à vaisselle. Yenna Baya leva la tête vers celui qui lui faisait face et son visage s'éclaira comme si elle avait vu le soleil !

— Gael ! Entre, mon garçon ! Tu as aidé ma Samia à porter son panier ? Comme c'est gentil à toi, l'accueillit-elle en lui tapotant gentiment le bras.

Samia en resta comme deux ronds de flan. C'était la quatrième dimension. Yenna Baya et le loup des Balkans se connaissaient… et plus incroyable encore, ils avaient l'air bons amis !

— Eh bien, illi[4], qu'est-ce que tu fais encore sur le palier ? l'interpella l'aînée depuis le seuil. Entre donc !

Dans une espèce d'état second, l’étudiante s'exécuta. Elle pénétra dans l'appartement à la suite des deux lurons, qui semblaient reprendre une conversation familière au point où ils l'avaient laissée. Dans la cuisine, le loup déposa son fardeau sur la table et entreprit d'en sortir les plats et victuailles qu'il contenait.

— Vous ne devriez pas laisser votre petite-fille porter tout ça toute seule, immi hana[5], reprocha-t-il gentiment à la grand-mère.

Celle-ci gloussa comme une collégienne, les yeux pétillants de joie.

— J'attendais que tu t'en charges, garnement ! Allez, Samia, ne reste pas plantée là, secoua-t-elle ensuite la jeune fille. Accroche ton manteau à la patère et mets-nous ce couscous à réchauffer ! Tu verras, Gael, ma belle-fille fait le meilleur couscous de Planoise !

— Il… il mange avec nous ? s'offusqua Samia qui enlevait son bonnet et son écharpe, laissant échapper une cascade de cheveux noirs, bouclés, souples et brillants comme de la soie. Mais enfin, yenna, on ne le connaît même pas !

— TU ne le connais pas, illi… pas encore ! contesta son aïeule. Occupe-toi du couscous, et ne défie pas tes aînés ! Gael, tu veux bien mettre la table ?

— Avec plaisir, hana Baya, opina le traître en glissant vers Samia un sourire désarmant.

Qui était-il ? Un dangereux psychopathe ? Ou un gentil jeune homme qui jouait au grand méchant loup ? Et qui se serait juste trompé de look... Bien décidée à le garder à l'œil et à le démasquer, Samia se dirigea vers la gazinière et mit le faitout sur le feu tout en observant l’intrus à la dérobée. Elle faillit grogner d'indignation quand elle le vit se diriger sans une hésitation vers le placard contenant la vaisselle et dresser la table comme s'il était chez lui. Durant tout le repas, le loup des Balkans joua les agneaux berbères, à l'aise comme un poisson dans l'eau, serviable, attentif, affable et charmant. À tel point que Samia peinait à maintenir son état d'alerte. Le dénommé Gael s'enquit de la santé de yenna Baya, l'interrogea au sujet d'une fuite sous le lavabo, dans la salle de bains, qu'il avait apparemment réparée deux jours plus tôt et la complimenta sur les cornes de gazelle qu'elle avait confectionnées spécialement pour lui la veille…

Puis il s'inquiéta à nouveau de ces traversées du dimanche matin que Samia effectuait avec son lourd panier. Il la mit en garde contre les "troupeaux d'abrutis" qui hantaient les quartiers (haha !), contre la scoliose qui la guettait si elle persistait dans cette voie… bref !

Aussi fière que si elle parlait de son propre fils, yenna Baya raconta à Samia comment Gael avait débarqué de sa campagne quelques mois plus tôt pour travailler comme mécanicien à la concession Harley Davidson, et combien il était apprécié de son patron, de ses collègues et des riches clients du garage (elle le savait par le neveu d'une voisine qui connaissait quelqu'un qui avait acheté là-bas l’une de ces grosses motos brillantes). Le jeune homme avait emménagé dans cet immeuble décati en attendant que sa paie lui permette de trouver un foyer plus à son goût. Il n'aimait pas la ville et se sentait mal dans ce quartier surpeuplé, mais il adorait les gens. Surtout les anciens, la mémoire de l'humanité, comme il les appelait. Son éducation contadine[6] lui avait appris le respect des aînés, et pour yenna Baya, il s'agissait là d'une qualité essentielle ! En plus d'aimer sa cuisine et de savoir réparer ses robinets.

À la fin du déjeuner, Samia ne savait plus que penser. Bien qu'elle y eût engagé toutes ses forces, il semblait qu'elle ait bel et bien perdu la bataille contre le loup des Balkans. Ses assauts de charme, ses sourires éclatants, la profondeur de ses yeux bleus… elle s'y était noyée, brûlée. Elle ne savait plus où elle en était.

— Les enfants, leur déclara la vieille dame en se levant de table, je vous laisse débarrasser et faire la vaisselle. Si ça ne vous dérange pas, je vais faire ma sieste.

— Non, bien sûr, immi hana, va te reposer, l'encouragea Gael. Samia et moi allons nous en charger.

Et crotte ! Elle adorait même sa façon de prononcer son prénom. Elle était foutue.

Après le départ de la grand-mère, les deux jeunes gens entreprirent en silence de desservir la table. Pendant que Gael mettait les produits frais au réfrigérateur, Samia fit couler l'eau dans l'évier et prépara le bac à vaisselle. Elle sentait dans son dos les mouvements de ce grand corps d'homme alors qu'il se déplaçait dans la petite cuisine, et elle frissonnait chaque fois qu'il la frôlait. Pourtant elle ne se retourna pas. Elle ne le regarda pas. Elle ne lui parla pas. En fait, elle essayait de se convaincre qu'il n'était pas là, ou que sa présence ne la perturbait pas. Mais alors, pas du tout.

Puis elle se rendit compte qu'elle n'entendait plus rien. Du moins, qu'il n'y avait plus aucun mouvement dans la pièce. Perplexe, elle arrêta l'eau et se tendit. Il était juste derrière elle, immobile et silencieux. Son cœur s'arrêta, puis repartit à cent à l'heure. Ses genoux tremblèrent. Qu'allait-il lui faire ? La tuer ? L'assommer pour voler les maigres possessions de sa grand-mère ? La violer ? Là, dans la cuisine ? Ridicule ! Arrête de délirer, se morigéna-t-elle intérieurement. Elle se retourna pour lui faire face, leva la tête et plongea les yeux dans ceux, intenses, immenses, troublants, du loup qui la chassait. Elle s'y noya, encore. Elle en perdit le souffle. Lui, impassible, l'observait avec gravité. Les traits un rien tendus. Si sérieux qu'il en aurait presque semblé… nerveux ? L'idée la fit sourire, et son sourire provoqua celui de Gael. Éclatant, lumineux, incroyablement beau. Si beau que la main de Samia se leva. Que ses doigts effleurèrent les lèvres douces et fermes de l'homme, avant même qu'elle eût conscience de son geste. La sensation les prit de court tous les deux. L’étudiante rengaina ses doigts et le loup écarquilla les yeux, l'air soudain affamé.

Il va se jeter sur moi, pensa-t-elle. Mais qu'est-ce qui m'a pris de faire ça ! ?

Il avait entrouvert la bouche pour dire quelque chose, mais l’avait refermée avant qu'un son n'en sorte. Mâchoires serrées, tendu comme un arc, il la mangeait du regard. Tout doucement, il inclina la tête vers elle, sans lâcher un instant ses prunelles dilatées par la peur… ou par le désir ? Difficile à dire.

Il va m'embrasser, songea-t-elle encore, de plus en plus alarmée.

— Je vais t'embrasser, murmura-t-il d'une voix rauque.

Oh, merde !

— Non, gémit-elle dans un souffle.

— Tu n'en as pas envie ?

— Je…

Dis-lui non ! Dis-lui que tu ne veux pas, Samia ! !

— Tu n'as qu'à me le dire, si tu n'en as pas envie, et je te laisserai.

Il s'approcha encore, les yeux toujours rivés aux siens. Puis, alors qu'elle allait le repousser, les saphirs qui la fixaient lâchèrent ses pupilles pour glisser vers sa bouche. Elle arrêta de respirer. Elle ne voulait pas qu'il l'embrasse, c'était de la folie, ils n'avaient rien en commun ! Pourtant, elle crevait d'envie de toucher encore ses lèvres, de les caresser avec les siennes, de les goûter, et de goûter aussi ce qu'il y avait de l'autre côté. Cette simple idée l'enflamma, bouillonna du fond d'elle pour exploser dans le creux de ses reins. Elle mourait de l'imaginer poser les mains sur elle, et de le toucher aussi. Bon sang, il n'en était pas question ! !

Elle en avait envie, mais elle ne le voulait pas !

Elle devait le repousser… mais elle ne le pouvait pas.

Vaincue, Samia ferma les yeux et attendit. Elle capitulait. Elle allait le laisser l'embrasser. Elle sentait le souffle parfumé du loup contre sa joue. Leurs lèvres n'étaient plus séparées que de quelques centimètres. Elle attendit, encore.

Encore.

Et il ne se passa rien. Vaguement énervée, elle entrouvrit une paupière. Puis l'autre. Puis franchement les deux. Plus de loup ! Il avait disparu ! Il était parti sans l'embrasser, le… ! !

Ouf ! Quel soulagement !

Ben bien sûr… À qui tu veux faire croire ça, ma pauvre Samia ? !

Finalement, se raisonna-t-elle, ce n'est pas plus mal.

Elle n'allait quand même pas sortir avec un… type de ce genre ! Que diraient ses parents ? Ses amies ? À moins qu'il ait juste voulu un baiser ? Non, mais pour qui la prenait-il ? Elle n'embrassait pas des inconnus, comme ça, juste pour le fun !


L

e dimanche suivant arriva bien trop vite. Mille ans, c'est court. Surtout quand on ne pense pas du tout, à chaque seconde de chaque minute, à une chose à laquelle on n'a pas du tout envie de penser. Et Samia avait déjà la tête bien assez occupée avec ses cours à la Fac pour se laisser polluer par des divagations parasites. Comme, par exemple, le fait que ce dimanche serait celui de la Saint Valentin. Et qu'il n'était en aucun cas question d'y voir un quelconque signe de quoi que ce fût. D'ailleurs.

Durant la semaine, elle avait pris en charge plus de DM facultatifs et de travaux volontaires que jamais dans toute sa scolarité. Il fallait qu'elle occupe ce traître de cerveau. Il fallait qu'elle l'enfouisse sous les algorithmes et les programmations pour court-circuiter la case "hormones" avant que ladite case ne la noie, elle, sous des flots d'œstradiol[7].

Le fameux dimanche arriva donc, avec son panier à provisions et son couscous… et la traversée de Planoise à pied. Oh, elle avait bien pensé à prétexter une migraine, ou du travail en retard, ou n'importe quoi pour envoyer l’un de ses frères chez yenna Baya à sa place. Mais au moment crucial, quelque chose l'avait poussée à empoigner ce maudit cabas, et ses pieds l'avaient emmenée d'eux-mêmes du côté de la cité Cologne. Quand elle s'engagea dans l'allée des cyprès, elle tremblait déjà. Son estomac faisait des bonds dans son ventre et son petit-déjeuner menaçait dangereusement de s'évader. Pourtant, elle eut beau regarder partout, dans tous les coins du parking et des aires de jeux… elle était seule. Il n'y avait personne ! Pas l'ombre d'un "congloméré" ! Et pas de loup des Balkans non plus.

On peut toujours compter sur les hommes pour nous coller quand on veut les éviter et pour disparaître quand…

Non, rien.

Je n'avais même pas envie de le voir, de toute façon.

Samia allongea ses foulées, contourna la haie et s'engouffra dans le tunnel piéton sans cesser de scruter les alentours. Ses pas pressés résonnèrent dans la galerie bétonnée. Personne ne l'y attendait. Elle jeta un œil derrière son épaule, personne ne la suivait non plus. Ravalant le dépit qu'elle n'aurait pas dû ressentir, elle sortit du conduit, bifurqua vivement vers la cage d'escalier, et se prit un mur de plein fouet.

Un mur ? !

Levant les yeux après s'être palpé le front, elle s'aperçut que le mur en question avait mis l'océan dans ses iris, qu'il portait un blouson de cuir élimé et qu'elle aurait repéré ses rangers avant de le percuter si elle n'avait pas été tellement occupée à râler parce qu'il n'était pas là. Bien fait pour toi, ma vieille, si t'étais pas bipolaire…

— Ga… commença-t-elle, le cœur battant.

Elle n'alla pas plus loin. Sans un mot, le visage raide et indéchiffrable, le loup s'était penché vers elle pour prendre son panier, puis il avait pivoté sur les talons et s'était élancé dans les escaliers. Samia eut envie de crier de frustration. Mais quelle tête de… mufle ! Au lieu de quoi elle le suivit, en grommelant sur l'exaspérance congénitale des mâles. Devant la porte de yenna Baya, Gael déposa le panier sur le paillasson et s'éloigna sans un regard en arrière vers une autre porte du palier, qu'il ouvrit avant de la refermer sur lui.

Alors c'est comme ça, hein ? ! Môssieu voulait un baiser, et sous prétexte que je ne me suis pas exécutée assez vite, maintenant Môssieu boude ! ? Et on me laisse en plan pour la… deuxième fois en une semaine ? !

Samia ne savait si elle était plus furieuse que frustrée ou plus blessée qu'affamée. Affamée ? ! Et merde… ! Oui, elle en aurait bien mangé un bout de ce petit gars appétissant, sexy et… odieux-insupportable-goujat.

Toujours sur le palier, les bras croisés sur la poitrine, les sourcils froncés et la bouche pleine d'imprécations, la demoiselle ne vit pas s'ouvrir le seuil de sa grand-mère. Elle ne vit pas yenna Baya sourire jusqu'aux oreilles, ramasser le panier et retourner cahin-caha vers sa cuisine. Non, elle ne voyait que cette maudite porte fermée à l'autre bout du couloir, qui la narguait.

— Illi, appela Baya depuis l'intérieur, si tu ne veux pas venir manger, tu peux aller tout de suite chez Gael, je ne t'en voudrai pas !

QUOI ? ?

Samia revint brutalement à elle. Yenna Baya avait dit… quoi ? Est-ce qu'elle était tombée sur la tête ?

— Qu'est-ce que tu racontes, yenna ? Que veux-tu que j'aille faire chez ce péquenot ?

La vieille dame ne répondit pas. Elle continua à s'activer aux fourneaux pendant que sa petite-fille mettait la table pour deux. Puis elles mangèrent en silence jusqu'au dessert, perdues dans leurs pensées respectives.

— C'est un bon garçon, tu sais, finit tout de même par relancer la grand-mère. Bien élevé, gentil, respectueux et travailleur. Tout à fait le genre de garçon à qui un père aimerait donner sa fille.

Samia s'étrangla.

— Donner sa fille ? Mais de quelle fille tu parles ? Tu vas bien ? !

— Hassane serait fier de l'avoir pour gendre. Et moi, encore plus. Oh, ne prend pas cet air choqué ! Ton père n'est pas un idiot. Il est capable de voir au-delà des apparences, et bien mieux que toi, on dirait !

— Mais enfin, yenna, c'est un étranger, une espèce de biker, il n'est même pas musulman ! Et… mais qu'est-ce que je raconte ! ? Il n'est tout simplement pas question que j'aie une quelconque relation avec cet homme ! Alors stop ! Ça suffit !

Nan mais c'est quoi ce délire ? ! La voilà qui veut me marier avec son voisin de palier, mécanicien, motard, qui vient de la cambrousse, blond aux yeux bleus… trop beau, trop sexy… trop con. C'est niet !

— Et raciste, avec ça… lança la voix grave du loup des Balkans dans son dos.

Elle ne l'avait pas entendu entrer. Il se tenait dans l'embrasure de la porte, bras croisés sur la poitrine, épaule appuyée contre le chambranle. Décontraction, puissance, assurance, sexitude absolue. Et re-merde !

— Non, se défendit-elle, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Les mots ont… Je suis désolée… C'est juste que… Tu me… Merde !

— Samia !

— Pardon yenna. C'est juste que je ne sais plus où j'en suis avec tout ce… toute cette…

— Bon, je vais faire ma sieste. Range la vaisselle avant de partir, Samia, et à dimanche prochain.

Et les plantant là, yenna Baya disparut dans sa chambre. Affolée à l'idée de se retrouver seule avec lui, Samia s'apprêtait à la rappeler quand il décroisa les bras et s'écarta de l'encadrement de la porte pour s'approcher d'elle, les mains dans les poches.

— Toute cette… quoi ? sonda-t-il en souriant.

— Tu n'as pas quelque chose à faire ? tenta Samia pour éviter de répondre. Traîner avec tes conglomérés, par exemple !

— Avec mes quoi ? !

Elle leva les yeux au ciel.

— Agglomérat de cons… cons-glomérés…

Il éclata de rire. Le cœur de Samia fit une pirouette.

— C'est bien trouvé, j'avoue, approuva-t-il en souriant à nouveau.

Puis il reprit son sérieux.

— Ce ne sont pas mes amis. Je ne traîne pas avec eux. Je ne les côtoie même pas… sauf le dimanche matin. Et oui, ce sont de parfaits abrutis, tu as raison.

Sauf le dimanche matin ? Est-ce qu'il était en train de lui dire qu'il se colletait les conglomérés uniquement pour la regarder passer ?

Elle l'observa longuement sans répondre. Le filtre de préjugés qu'elle lui avait collés d'entrée, sans réfléchir, avait disparu et elle le voyait soudain autrement. Tel qu'il était, en fait. C'est vrai qu'il avait l'air gentil quand il ne jouait pas au grand méchant loup. Et sa grand-mère avait raison au sujet des apparences. Bon sang, elle était bien placée pour le savoir. Elle s'était assez battue à l'école pour qu'on voie en elle autre chose qu'une fille d'immigré. Pour qu'on la traite comme l'élève brillante qu'elle était et pas comme une beurette de banlieue.

Il avait grandi dans un village. Oui. Hassane aussi, et son père était l'homme qu'elle admirait le plus au monde.

Il se fringuait comme un mercenaire croisé motard sur le retour, mais le cousin Ayoud portait le qamis [8]et la barbe, alors qu'il était tout sauf un terroriste !

Il l'avait aidée à porter son panier. Deux fois.

Il ne l'avait pas embrassée, alors que… Pourquoi ne l'avait-il pas embrassée, d'ailleurs ?

— Tu n'avais pas l'air de savoir ce que tu voulais. Et je ne suis pas du genre à forcer une femme.

Ah parce qu'en plus, il lit dans les pensées ?

— On dirait que tu as vu un extra-terrestre, s'esclaffa-t-il. Non, je ne lis pas dans les pensées, mais les tiennes s'écrivent sur ton visage avec tellement de clarté qu'il ne faut pas être magicien pour les deviner. Et je me doutais bien que tu te poserais la question, ou que tu te l'étais posée. Je sais comment font les mecs dans le coin. Je ne suis pas comme eux. C'est tout.

Elle soupira. Sourit timidement.

— Bon, tu veux un café ?

— J'aurais surtout envie d'un baiser, Samia. Ça fait des semaines que j'en crève d'envie. Depuis la première fois où je t'ai vue apporter ce panier à ta grand-mère, avec ton bonnet et ton écharpe rouges. Tu étais perdue dans tes pensées et tu parlais toute seule.

— La honte !

— J'ai trouvé ça adorable, moi. Tu fronçais les sourcils, par moments. Tu as des sourcils élégants, on te l'a déjà dit ?

— Pfff…

— Et des cils si longs qu'on pourrait y accrocher des étoiles.

— …

— Et des yeux si sombres et si profonds que même si je passais ma vie à les explorer, je n'en connaîtrais pas encore toutes les richesses.

À mesure qu'il parlait, le souffle de Samia s'était raccourci jusqu'à ressembler à un halètement heurté. Ses pieds l'avaient démangée de courir jusqu'à lui. Son cœur s'était mis à battre si fort qu'elle avait eu peur de devoir le récupérer par terre.

— Embrasse-moi, soupira-t-elle.

Il ouvrit les bras.

Elle s'y nicha.

Il pencha la tête.

Elle tendit les lèvres.

Il les effleura, les caressa.

Elle mordit les siennes.

Il sourit.

Elle se pressa contre lui.

Il la courtisa de la langue et des mains.

Elle s'accrocha à lui en gémissant.

Ils s'embrassèrent, se goûtèrent, se dévorèrent, se caressèrent…

Puis ils se dirent que c'était trop peu, qu'il était trop tard, qu'ils avaient vingt ans et qu'on s'en foutait du reste.

Alors il la prit par la main, et ils s'en allèrent vers l'appartement au bout du couloir.

[1] L’un des quatorze quartiers de Besançon. Situé au Sud-Ouest et ceinturé de quatre forêts. [2] Mamie, en berbère. [3] Papi, en berbère. [4] Jeune fille, en berbère. [5] "ma tendre maman", en berbère. [6] Contraire de citadine : campagnarde, rurale. [7] Hormone du désir féminin. [8] Vêtement porté traditionnellement par les hommes (arabes et/ou musulmans).


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